La dictature du bonheur
30 septembre 2021
C’est une évidence : avoir une équipe motivée, des collaborateurs « engagés », c’est une bonne chose pour la performance de l’entreprise et de toute organisation. On en rêve tous.
Et pourtant, paradoxalement, les études diverses, dont celles de Gallup qui publie un baromètre depuis 25 ans, montrent que les employés sont précisément de plus en plus « désengagés ».
L’enquête Gallup est réalisée auprès de 30 millions de collaborateurs dans 200 pays.
Selon la dernière enquête de 2020, avec une moyenne européenne autour de 11%, seuls 7% de français se disent engagés au travail, alors qu’ils étaient 11% il y a dix ans à vivre avec bonheur et implication leur expérience en entreprise. La France partage donc en 2021 l’avant dernier rang du classement avant l’Italie. A titre de comparaison, 34% des salariés aux Etats-Unis se disent engagés. Mieux qu'en Europe.
Dans les entreprises, les enquêtes internes orchestrées par des organismes comme « Great Place to Work » ou « Choose My Company », permettent de se créer des baromètres personnalisés, en interrogeant anonymement les collaborateurs. Le classement permet d’identifier les entreprises où les collaborateurs sont les plus heureux. Et on a envie de comprendre ce qu’ont pu faire ces entreprises pour répandre le bonheur parmi leurs collaborateurs, pour les copier.
Et c’est ainsi que les entreprises et leurs dirigeants rivalisent d’idées pour redresser la situation de « désengagement ». Ils ont souvent l’impression d’en faire un maximum : des salles de repos sympas, des baby-foot, des bonbons et fraises Tagada en libre-service, des séminaires où l’on rigole bien, mais aussi l’anticipation des primes de fin d’année tout au long de l’année, idem pour les promotions, etc. Cela parle de plaisir et d’argent.
Ces démarches peuvent se transformer, si l’on n’y prend garde, en une forme de « dictature du bonheur » : avec la conviction que l’on fait tout pour rendre heureux les employés, l’entreprise et ses dirigeants ne comprennent pas pourquoi ces mêmes employés auraient encore à se plaindre et à râler. Cette déferlante de gestes soi-disant faits pour le bonheur, comme des offrandes, doit désamorcer tout acte de contestation. C’est ainsi que si les employés sont désengagés, c’est leur faute, c’est qu’ils n’ont pas compris, ni su apprécier tous les avantages que leur procurent l’entreprise et leurs employeurs. Ceux qui oseraient encore se déclarer désengagés ou insatisfaits en deviennent suspects, comme des personnes dangereuses susceptibles de contaminer leurs collègues. Alors que l’entreprise fait tout pour ton bonheur, tu dois te conformer à cette pensée dominante du bonheur.
On pourrait parler de conflits de visions et de perceptions. Alors, on cherche un nouveau truc, des formations, des évènements, des fêtes, des apéros, et pas que « Zoom », ou alors de nouvelles promotions, de nouvelles primes, du cash. L’argent achète tout, non ? Même le bonheur.
Pourtant, ce qui fait chuter l’engagement dans les équipes et parmi les collaborateurs, on sait ce que c’est. Là encore, les enquêtes et études l’ont bien disséqué : la pauvreté du leadership, en premier, et aussi les processus bureaucratiques trop lents, l’incapacité à influencer les décisions de l’entreprise (les chefs ne nous écoutent pas), les inégalités, et l’atmosphère générale qui nous déprime. Evidemment, c’est plus compliqué à traiter qu’avec des paquets de bonbons. Et c’est vrai que les premiers désengagés vont porter un coup à la motivation des autres employés, voire à celle des chefs et sous-chefs.
Alors les idées ne manquent pas pour proposer de créer sa « machine à bonheur ». Et l'on va alors jouer sur un autre créneau, plus smart pour communiquer : "la responsabilité".
Cette semaine, c’était, dans Le Figaro, le dirigeant d’une entreprise de Conseil, Marc Sabatier, qui répondait aux questions de Marc Landré. Il est le cofondateur du cabinet, né par acquisition et fusion de deux structures existantes, et qui compte aujourd’hui 450 employés. Le « credo » de l’entreprise dont il semble être fier c’est « consulting for good ». Car, c’est lui qui le dit, la spécificité de l’entreprise c’est d’être « business et people » : « Notre force, c’est d’avoir une approche intégrée qui prend en compte l’humain au même niveau que l’organisation et le développement du business ». Cela ressemble à ce que l’on appelle la « novlangue », un mot inventé par Orwell dans « 1984 ». C’est la langue officielle d’Océania, qui correspond à un langage dont le but est l’anéantissement de la pensée. C’est devenu une expression pour repérer la « novlangue managériale ».
Le dirigeant explique quand même ce que, concrètement, il a mis en place dans son entreprise, ou plutôt ce qu’il n’a pas mis en place : « Il n’y pas de comité de direction, pas de budget, pas d’objectif de chiffre d’affaires à attendre ». Et pour prendre les décisions, alors : « Pour les décisions courantes, chacun a la main, en responsabilité ». Dans cette entreprise sans hiérarchie ni organigramme, c’est la responsabilité et la confiance qui créent l’engagement, et, toujours selon ce dirigeant, « le plaisir et la fierté » de travailler pour l’entreprise. Le journaliste pose quand même la bonne question : « Il y a bien un chef qui tranche ? ». Mais le dirigeant répond qu’il ne « tranche » pas, il « anime ». Car la fonction de « manager » est « éclatée entre plusieurs personnes en fonction des sujets », et pour l’organisation, « la vie en interne est gérée par 34 règles du jeu et chacun peut exercer jusqu’à trois rôles sur les quatre existants : leader de communauté d’expertise, à laquelle chacun est libre d’adhérer ; facilitateur de développement chez les clients ; référent RH, et consultant".
Cela ressemble au fonctionnement de l’holacratie, qui aide à repenser une forme de management distribué entre plusieurs rôles, même si le dirigeant ne cite pas le concept.
Il le reconnaît lui-même, le secret de son entreprise et la fidélisation des collaborateurs repose beaucoup sur ce qu’il appelle, dans sa langue, « la responsabilité entrepreneuriale des collaborateurs ».
Autres biscuits dans sa « machine à bonheur », il soutient une cause (une association pour aider les jeunes en difficulté) et il ouvre le capital aux collaborateurs.
Avec une telle machine, même histoire, qui oserait dire qu’il n’a pas tout pour être heureux dans cette entreprise ?
Oui, qui ?
Et puis, si ça ne suffit pas, il reste la chanson et la danse que le dirigeant peut adopter aussi et se faire gratter l’épaule droite (de quoi redevenir tous Mowgli) :