Jeff : Amour et haine
Réveil d'encroûtés

Les data vont-elles tuer les managers et les consultants ?

WorkerIl y a maintenant environ trente ans, parler d’automatisation et de systèmes d’informations, c’était parler des ERP (Enterprise Resource Planning), en français les PGI ( Progiciel de Gestion Intégrée), permettant de gérer l’ensemble des processus de l’entreprise. SAP, ORACLE et autres BAAN en étaient les rois, et les consultants ont développés des practices puissantes pour s’imposer comme maîtres d’ouvrages ou maîtres d’œuvre de tels progiciels. D’où aussi ce rapprochement entre les entreprises de Conseil et les leaders de ces technologies. Ainsi se sont déployées des entreprises comme Accenture, Cap Gemini, et même IBM, qui a racheté l’activité de Conseil de Pwc, à l’époque, 2002, pour un prix considéré comme modique de 3,5 milliards de dollars, tout cela dans un contexte où les nouvelles législations interdisent aux entreprises d’audit d’exercer des activités de Consulting pour les mêmes clients. C’était le début, pour le Métier du Conseil, du divorce de l’Audit et du mariage avec les Technologies.

Ces systèmes ont amené avec eux des gains de productivité et d’efficience dans les entreprises. Les emplois touchés ont été essentiellement des emplois de tâches administratives, et des emplois d’exécution. On a reconfiguré les processus, éliminant les gaspillages, avec des approches méthodologiques anciennes, inspirées de Toyota, de Lean Management. C’était aussi l’époque des BPR (Business Process Reengineering), dont les gourous étaient Michael Hammer et James Champy, où il ne s’agissait plus d’amélioration continue et de Lean, mais de tout casser pour tout refaire. Tout le monde s’y mettait, y compris les consultants bien sûr, en lisant comme une bible « Reengineering the Corporation » des deux auteurs (  best-seller des années 90). La méthode du consultant et du manager lui-même ne changeait pas trop : interviews, analyses, réunions pour décrire et imaginer les processus (un bon « brown paper » et formalisation du « As Is » et du « To Be »), plans d’actions, tout ça restait à peu près identique. L’expertise consistait à maîtriser ces types d’analyses et de diagnostic par processus. C’est l’expertise humaine qui créait la valeur et la façon de gérer ce changement, on disait plutôt « Transformation », le mot allait faire fureur dans les comités de Direction. On ne comptait plus les « programmes de transformation ». Et ça dure encore. Même Emmanuel Macron avait présenté son programme en 2017 comme un programme de transformation de la France (c’était avant la Covid…).

Mais voilà que nous connaissons une nouvelle vague aujourd’hui, depuis une dizaine d’années, et qui enfle de manière exponentielle. Il ne s’agit plus des processus de base et des tâches administratives, mais maintenant des activités des travailleurs intellectuels, en imitant les capacités qu’ils utilisent dans l’exécution de leurs activités professionnelles. Et l’on cherche alors, grâce à de nouvelles technologies et en repensant les processus, à obtenir un produit fini (par exemple un rapport d’activité, un diagnostic, une décision) engendrant le moins d’intervention humaine possible. Et ainsi augmenter la vitesse des processus (plus besoin de ces réunions où l’on discute pour analyser et décider trop longuement), réduire les coûts, améliorer la conformité et la qualité, faire moins ou plus du tout d’erreurs, et aussi optimiser les résultats des décisions. In fine l’objectif est d’améliorer aussi la satisfaction des clients et des collaborateurs en augmentant les revenus. On appelle cet ensemble de technologies « l’automatisation intelligente », qui se concentre donc sur l’automatisation du travail effectué par les travailleurs intellectuels, dont le principal capital est la connaissance. Cela concerne tous les travailleurs dont le métier est de penser pour vivre. Cela concerne par exemple les programmeurs, mais aussi les médecins, les pharmaciens, les ingénieurs, les architectes, les avocats, les scientifiques, les designers, les experts-comptables. Et on comprend assez vite que cela va sûrement concerner aussi les consultants eux-mêmes. Une nouvelle révolution est en marche.

Cette « automatisation intelligente » ( on va dire l’AI, à ne pas confondre avec l’IA – Intelligence Artificielle- qui n’est qu’une des composantes de l’AI), devient le nouveau « buzz word » pour désigner tout ce qui va permettre de créer des « travailleurs numériques » (programmes d’automatisation) qui permettent d’imiter les actions effectuées par les travailleurs intellectuels. Cela concerne toutes les tâches qui utilisent nos capacités humaines : voir, entendre, parler, lire, comprendre, agir, réagir et apprendre. L’AI est cette combinaison de technologies qui reproduisent des capacités humaines pour effectuer des processus au nom des travailleurs humains. Il ne s’agit pas de complètement remplacer l’humain, mais de créer une nouvelle main d’œuvre numérique qui va pouvoir s’associer avec l’humain. On parlera aussi d’ « hyper-automatisation ». Le terme a été placé en première place en 2019, par le Gartner Group, des 10 meilleures tendances technologiques stratégiques.

Ce nouveau monde est, bien sûr, permis aussi par l’abondance des données générées et disponibles dans nos systèmes d’informations, les réseaux sociaux, le web, et aussi celles récupérées par les objets connectés. A chaque seconde, nous générons des données qui sont toutes stockées quelque part, parfois contre notre gré. C’est pourquoi l’Automatisation Intelligente va créer cette possibilité d’analyser des millions de points de données en quelques minutes et de générer des informations à partir d’eux ( par exemple pour identifier les comportements des clients ayant un impact direct sur les revenus).

L’idée est de créer des processus métier sans contact (donc nécessitant une interaction ou une intervention humaine réduites au minimum, voire complètement supprimée). C’est la perfection ultime de ces systèmes, qu’on appelle « straight-through processes ».

Si la tête nous tourne, submergé par toutes les implications d’une telle révolution, le livre de Pascal Bornet, co-écrit avec Jan Barkin et Jochen Wirtz, « Automatisation Intelligente – Bienvenue dans le monde de l’hyper-automatisation », est sûrement une boussole de référence pour nous aider à comprendre et surtout à ne pas se laisser dépasser par cette nouvelle vague, qui va changer nos vies, et aussi, comme le croient les auteurs, très optimistes, «  rendre notre monde plus humain », paradoxalement, car il s'agit en fait de "sortir le robot de l'humain" c'est à dire de sortir de l'humain tout ce qu'on peut faire faire à la machine pour garder à 100% ce que l'humain sait mieux faire que la machine. 

Le livre permet de parcourir toutes les technologies et leurs usages pour la vision, l’exécution, le langage, penser et apprendre. Et d’imaginer que le travailleur de 2020, avec son ordinateur et son téléphone, sera bientôt à trouver dans les musées, comme le montre l’image en tête de cet article, et reproduite dans le livre.

Car toutes les technologies évoquées ne sont pas de la science-fiction, mais déjà disponibles et utilisables, qui plus est économiquement attractives, car disponibles à un coût raisonnable au regard du retour sur investissement, généralement de moins d’un an.

Pour « Voir », qui correspond aux yeux de la main d’œuvre numérique, nous avons les technologies de reconnaissance optique des caractères (OCR), la reconnaissance intelligente des caractères ( ICR), l’analyse d’images et de vidéos, et la biométrie. Tout cela pour capturer et traiter les documents, et générer des informations à partir d’images et de vidéos et en discernant les identités.

Pour l’ »Exécution », c’est-à-dire les mains et les jambes de la main d’œuvre numérique, nous avons tout ce qui permet le workflow intelligent, les plateforme low-code (qui permettent aux utilisateurs professionnels de développer leurs propres programmes en utilisant un environnement de développement visuel et intuitif), l’automatisation des processus robotiques (appelée RPA, Robotic Automatisation Process, elle couvre toutes les actions qu’une personne peut faire sur un ordinateur à l’aide d’une souris ou d’un clavier, et qui peut être remplacé par ce type de « software robot »).

Pour le « langage », qui correspond aux oreilles et à la bouche de la main d’œuvre numérique, et permet aux machines de lire, parler, écrire, interagir, interpréter et tirer un sens du langage humain, la technologie principale est le traitement du langage naturel (NLP, pour Natural Language Processing), mais aussi la génération automatique de textes (GAT, ou NLG, pour Natural Language Generation). C’est ce qui permet d’élaborer des chatbots intelligents, de gérer des données non structurées, d’analyser les sentiments et des données vocales.

Pour « penser et apprendre », qui correspond au cerveau de la main d’œuvre numérique, on a les technologies qui permettent de créer des informations pour soutenir la prise de décision. Cela comprend l’analyse mais aussi la prédiction. C’est aussi la possibilité de déclencher des actions automatiques (si la machine détecte un comportement frauduleux, elle envoie un message automatique au gestionnaire du client pour lui réclamer une enquête). Les technologies concernées comprennent la gestion du big data, le machine learning, et la visualisation des données. Les décisions peuvent être prises directement par la machine (machine learning) ou par des humains aidés par la machine (visualisation des données).

C’est sûr qu’il va falloir un changement des états d’esprit et des habitudes pour travailler avec les yeux, les mains, les jambes, les oreilles, la bouche et le cerveau de ces nouveaux collègues que sont ces « travailleurs numériques », qui voient, sentent, comprennent et décident plus vite et mieux que nous en certaines circonstances. Les managers, chefs de projets et les consultants vont devoir revoir leurs pratiques. Probablement que les nouvelles générations apprendront plus vite. Et les plus expérimentés, ceux qui sont dans un rôle de « counsellor » inspiré, sauront manager et apporter un service, une écoute active, et une capacité à comprendre, sur démultipliés grâce à ces équipes mixtes de travailleurs humains et de travailleurs numériques. Ce sont sûrement les « experts » habitués à leurs ordinateurs, aux analyses limitées à leur propre intuition ou expertise (« j’ai déjà vu le même problème ailleurs, je connais »), qui ont ancré les habitudes de conduire leurs entretiens, brainstorming et ateliers avec du papier et des crayons, quelques tableurs et Google Search, qui vont avoir le plus besoin de se remettre en cause, au risque de s’acheminer vers le musée, car trop lents, trop chers, et moins pertinents dans leurs méthodes de travail.

Il y a de quoi avoir peur de l’avenir, souhaiter que le monde d’avant dure encore un petit peu, pour ne pas perdre pied et la face. Il y a aussi de quoi être excité et avoir envie de passer au plus vite dans ce nouveau monde, d’être capable de monter des projets encore plus ambitieux et encore plus utiles pour les progrès et le bien-être de l’humanité.

A chacun de choisir son camp. Mais on risque très bientôt de n’avoir plus vraiment le choix.

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