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La créativité du centaure

HybrideNous aimons bien classer, mettre les choses dans les bonnes catégories. C’est ainsi que nous avons appris à raisonner, et la Raison nous gouverne.

C’est précisément pour connaître autrement et penser autrement,« penser l’hybride », que Gabrielle Halpern, Docteur en philosophie, a écrit sa thèse de Doctorat en Histoire des idées sur le sujet, et en a fait un livre, « Tous centaures, éloge de l’hybridation ». Et avec cet éloge de l’hybridation, elle dresse le procès de la raison et de Descartes.

 Sa thèse, en effet, c’est que la raison est devenue une idéologie, une manière de travestir et de maltraiter le réel. Cette dénaturation prend toute sa puissance avec le développement de la course aux données (les plus accros disent «les data », c’est plus chic). Et le tri du réel, des données, n’est plus assuré par l’homme mais par les machines. Et tout le monde veut avoir son « usine de traitement » des données : « C’est à qui mettra le plus rapidement en place son usine de traitement, découpera plus rapidement les morceaux du réel, les fera circuler le plus rapidement sur la chaîne de montage, de démontage, de transformation en données et d’étiquetage et les fera s’engouffrer le plus rapidement dans les bennes catégorielles ».

C’est comme cela que nous avons transféré notre manière d’aborder la réalité, et, toujours selon Gabrielle Halpern, à nos machines qui « passent à côté de tout ce que la réalité comprend d’hybride, c’est-à-dire d’incasable ».

Bon, en fait, on le sait tous que ce ne sont pas les données et leur grand nombre qui font l’avantage concurrentiel, mais la capacité à les exploiter pour faire ce que Gabrielle Halpern appelle « des ponts inédits entre ces données ». Elle voudrait qu’on remplace « Big Data » par « Link Data ». Pourquoi pas. Car ce ne sont pas les données elles-mêmes qui apportent la valeur mais la capacité de l’entreprise à les combiner plus rapidement et plus originalement que les autres. L’enjeu, au bout, c’est l’innovation. Car c’est par cette combinaison, confrontation, d’objets, de matériaux, d’idées, d’associations d’idées, mais aussi de disciplines, que jaillit l’innovation. D’où l’hybridation. Et pour que cette hybridation se produise il faut que les entreprises pensent autrement et « se soustraient des habitudes de la raison ».

Car cela vaut aussi, si on élargit le concept, pour une entreprise toute entière : la valeur est créée par la capacité à combiner les cultures, les identités, les idées, les métiers, les comportements, les individus, les énergies. La réussite va dépendre de cette hybridation de plusieurs mondes.

Hybridation des données, hybridation de l’entreprise, mais aussi hybridation de l’individu. Car l’individu, pour être créatif et acteur d’innovation, doit aussi être cet être hybride, d’où l’image du centaure qui fait le titre du livre, cet être mi-homme, mi-cheval, le même qui inspirait Machiavel, et le Prince, avec sa politique du centaure.

En référence à Hannah Arendt, qui expliquait que l’être humain ne se définit pas, justement, par la raison, mais par sa spontanéité, sa capacité à initier du changement, de l’inédit, de l’insolite, de l’action, Gabrielle Halpern a cette formule : « la créativité doit servir à créer du commencement ». Innover, ce n'est donc pas multiplier les objets pour le plaisir de les multiplier, mais créer du commencement, et donc du changement réel. Belle formule.

Un exemple d’un tel individu nous est fourni par Friedensreich Hundertwasser.

Vous ne le connaissez pas ?

C’est un peintre et architecte autrichien qui a imaginé à la fin des années 50 des œuvres d’architecture complètement inédites, dont cette Grüne Zitadelle, gigantesque cité verte de couleur rose, située dans la ville allemande de Magdebourg, qui se caractérise par des fenêtres dont aucune n’est similaire à l’autre. Sa démarche est aussi intellectuelle, Friedensreich Hundertwasser étant aussi l’auteur d’un Manifesto expliquant sa philosophie, « Manifeste de la moisissure contre le rationalisme de l’architecture » 1958). Cela vaut la peine d’aller le lire pour comprendre ce qu’est un créatif hybride.

Extraits :

«Chacun doit avoir la possibilité de construire et tant que cette liberté n’existera pas, on ne pourra pas ranger les projets architecturaux actuels parmi les œuvres d’art. Chez nous, l’architecture est soumise à la même censure que celle imposée à la peinture en Union Soviétique. Les réalisations individuelles sont de misérables compromis passés par des personnes linéaires en proie à la mauvaise conscience!

On ne devrait pas brimer le désir de construire de l’individu ! »

Il en veut notamment à la ligne droite :

« Nous vivons aujourd’hui dans le chaos de la ligne droite, dans une jungle de lignes droites. Que celui qui ne veut pas le croire fasse un effort et compte les lignes droites qui l’entourent et il comprendra; car il n’en finira jamais de compter.

La ligne droite est impie, sacrilège et immorale. La ligne droite n’a rien de créateur, c’est une ligne reproductive et dictatoriale. Elle est habitée non par Dieu et l’esprit humain mais plutôt par les esclaves paresseux, avides de confort, privés de cerveau. On peut donc dire que les réalisations de la ligne droite, même si elles dessinent des coudes, des courbes, des surplombs et même des trous, sont dépassées. Elles ne sont que le produit de la panique due au suivisme, à la crainte des architectes constructivistes désireux surtout de ne pas manquer le changement vers le Tachisme, c’est-à-dire vers une non-habitabilité. »

Ce qu'aime Friedensreich Hundertwasser, c'est la vie, d'où son histoire de moisissure :

" Lorsque la rouille se dépose sur la lame d'un rasoir, lorsqu'un mur se couvre de moisissure, lorsque l'herbe apparaît dans le coin d'une pièce et arrondit les angles géométriques, il faut se réjouir de voir qu'avec les microbes et les champignons, c'est la vie qui entre dans la maison. Il est temps que l'industrie reconnaisse que sa mission fondamentale est de pratiquer la moisissure créative!"

C'est pourquoi, lorsqu'il a imaginé cette Grüne Zitadelle, il a pris l'avenir en compte et  l'a imaginée en éternelle évolution, où tout se modifie avec le temps, la pousse des arbres, comme la peinture.

Alors, pour être hybride et penser le monde autrement, ne suivons pas la ligne droite, ni les chemins trop bien tracés de la logique et de la raison.

Voilà une philosophie bien joyeuse, qui nous donne l’envie de courir comme un centaure.

Ça court comment, un centaure ?

Pas en ligne droite, espérons-le...


Pom-pom girl

PompomManfred Kets de Vries est un professeur et auteur célèbre pour ses recherches sur le pouvoir et le management, en s’appuyant sur la psychanalyse. Il a aujourd’hui 78 ans, mais est toujours très lu et écouté des dirigeants et consultants. Il était interviewé dans Le Figaro du 20 mars par Bertille Bayart.

C’est l’occasion d’y lire une leçon pour les consultants et mentors, mais aussi pour les collaborateurs trop zélés, et pour les dirigeants eux-mêmes, car, comme il le confesse, en se référant aux dirigeants, « Rien n’est plus difficile que d’obtenir un bon conseil ». Alors que ce sont justement les dirigeants qui en ont le plus besoin car « Plus on monte dans la hiérarchie, plus on est entouré de personnes qui mentent. Un patron vit dans une « chambre d’ écho ». Il lui faut écouter très attentivement pour repérer le mensonge, et surtout repérer ce qui n’a pas été dit ».

Mais il prévient aussi contre les consultants trop intéressés qui se rendent trop dépendants de celui qui les consulte, et qui « lui disent ce qu’il a envie d’entendre » et donc ne font que l'inciter à persévérer dans la même direction. Il leur donne même un joli petit nom, en les appelant des « pom-pom girls ».

Il n’est pas facile, en effet, d’être ce « fou du roi » des patrons, qui sait garder son sens critique, mais bienveillant, plutôt que leur pom-pom girl. Ni d'être ce patron qui accepte et sait écouter les conseils et critiques, plutôt que de rechercher et de n'écouter que ce qu'il a envie d'entendre. Et les courtisans seront toujours nombreux pour satisfaire et entretenir ce penchant. Cela demande donc du courage et de la lucidité d'identifier ce que mon ami Olivier Zara appelle les " filtres hiérarchiques qui empêchent de faire remonter les mauvaises nouvelles". Il nous conseille d'ailleurs de suivre le principe de bonne intelligence collective, " Le chef parle toujours en dernier", dans son dernier livre, qui peut être un début d'antidote (car Olivier Zara n'est pas une pom-pom girl). 

Le tout est donc de choisir le bon costume et la bonne posture, et aussi le bon partenaire pour analyser et comprendre les situations, et ainsi résoudre les problèmes et mettre en œuvre les bonnes solutions. 


Ensemble, Plus, Plus : un modèle disruptif venu de l'Est ?

PinduoduoAvant, quand on parlait d’innovations, de disruptions, de nouveaux produits, on pensait à l’Amérique. On les appelle les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Ils dominent le business des plateformes et du e-commerce…en Occident.

Mais aujourd’hui, il y a aussi les Chinois ; les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Eux dominent les mêmes marchés, mais en Chine.

Au point de les imaginer imbattables.

Et pourtant, une société qui n’en fait pas partie, créée en 2015, est venue battre Alibaba en nombre d’acheteurs actifs en 2020 : 788,4 millions contre 779 millions pour Alibaba. Cependant, sur le volume de ventes, elle est encore loin d’Alibaba.

Mais ce n’est pas seulement le nombre d’acheteurs actifs qui fait la différence mais aussi un autre modèle économique, et des innovations disruptives.

Le cours de Bourse de cette société était de 33 dollars il y a un an ; il était aujourd’hui à 145 dollars ( et a même atteint les 200 dollars en février).

On dit qu’elle va révolutionner le e-commerce, et briser le mythe de la forteresse imprenable des GAFA et des BATX.

Et pourtant, nombreux sont ceux qui n’en n’ont jamais entendu parlé. Les experts en digital en sont encore à parler des modèles Amazon et Alibaba. Ils vont peut-être devoir s’y intéresser.

Alors, quelle est cette société ?

C’est Pinduoduo, qui veut dire en chinois « Ensemble. Plus (d’économies), Plus (de plaisir) ».

Et son histoire, bien que sur seulement cinq années, depuis 2015, se lit déjà comme un conte de fées. Et aussi comme une belle leçon de stratégie et d’entreprenariat.

Tout y est. Le créateur entrepreneur fils d'ouvriers, les idées géniales et le succès exponentiel, le bien apporté à la société, et notamment aux pauvres agriculteurs exploités par les méchants intermédiaires de la Distribution. 

On peut la trouver ICI et ICI, et dans un article de The Economist de cette semaine.

On commence par le portrait de son créateur, Colin Huang (qui a annoncé aujourd’hui qu’il quittait le conseil d’administration de la société qu’il a créée, pour redevenir entrepreneur de nouvelles aventures). Il est né à Hangzhou (la ville d'Alibaba), de parents ouvriers en usine. Après avoir étudié l’informatique en Chine, il a ensuite étudié aux Etats-Unis, et travaillé pour Google, avant de se mettre à son compte pour « faire de l’argent », et « pour être un peu plus cool ».En 2006, à l'occasion d'un concours, il participe à un dîner avec Warren Buffett, dont il dira qu'il lui a changé sa vision du monde et ses valeurs pour créer ses entreprises (simplicité, suivre le courant, et redistribuer la richesse, comme Warren Buffett envisage de donner 99% de sa fortune après sa mort).

C'est en 2015 qu’il crée Pinhaohuo, dont le business model est construit sur la vente de fruits (comme Amazon, qui avait démarré avec les livres, on commence par un produit dans le bas du marché) : Il s’agit d’acheter à des fermiers des fruits en gros, et de les vendre sur la plateforme directement aux consommateurs, en supprimant tout intermédiaire, et donc en diminuant les prix. Idée intéressante car, en 2015, seulement 3% des fruits étaient vendus en ligne. Mais c’est en 2016 que l’idée de génie arrive, à l’occasion de la fusion de Pinhaohuo avec Pinduoduo, une autre compagnie fondée par Colin Huang, plateforme de commerce en forme de jeu. La société gardera le nom de Pinduoduo.

L’idée de génie, c’est de mettre du jeu (du gaming) dans le commerce : Il s’agit pour les consommateurs de se grouper avec d’autres parmi leurs relations pour acheter en plus grand volume ensemble et ainsi faire baisser le prix. Le modèle consiste à bénéficier de réductions atteignant 90%( !) en invitant des « amis » à acheter ensemble les produits. C’est une forme de shopping fondé sur le flux et la sérendipité d’achat. L’acquisition de données très personnelles sur les clients se fait avec des jeux, des concours et tout un tas d’animations promotionnelles. L’idée aussi est de produire à la demande, en fonction des réservations des clients qui se sont groupés pour acheter ensemble une grande quantité. Le tout a été construit directement pour l’usage sur le mobile (pas d’accès via l’ordinateur), et donc extrêmement bien adapté pour ce canal.

Autre idée intéressante, c’est la confiance sociale : les avis clients sont intégrés au process et visibles dans l’interface, et le contrôle qualité est très strict. Si un produit contrefait est détecté, cela vaut au marchand d’être blacklisté et de payer des pénalités. Pinduoduo s’engage aussi à répondre en 48 heures à un client mécontent et à résoudre son problème.

Autre distinction nouvelle, c’est l’utilisation de la messagerie instantanée, afin de multiplier les moments de consommation en les liant à des moments sociaux, lors de la consultation des SMS ou de ses réseaux sociaux. Ainsi, le consommateur est un butineur. Au lieu d’aller sur le site de commerce avec une idée d’achat précis en tête, là il va pouvoir, dès qu’il consulte son téléphone pour des messages, recevoir des informations sur des produits et recevoir des recommandations de ses amis. Dans ce modèle, l’IA tient bien sûr une grande place. Et utilise aussi les communautés des réseaux WeChat (le Facebook chinois).

Le modèle s’est donc construit d’abord sur les produits agricoles, en voulant permettre aux agriculteurs de vivre grâce aux prix, et en éliminant les intermédiaires, et aussi en supprimant le concept de marques (qui est générateur de coûts de marketing). Tout cela sur des produits du quotidien que les consommateurs achètent en groupe (fruits et légumes de base). La cible privilégiée, ce sont les classes moyennes des « petites » villes chinoises (« petit » en Chine, c’est plus d’un million d’habitants quand même), en forte augmentation. Et tout ce système de d’achat fondé sur le jeu et le social fait fureur en Chine. C’est un peu comme si j’allai me promener dans un centre commercial avec des amis, et y vivre une expérience de découvertes ensemble.

Ce qui pousse aussi l’expansion de Pinduoduo, c’est ce système du C2M (Consumer-to-manufacturer), du fabricant au consommateur. Il se développe sur d’autres produits et a aussi bénéficié de la période de Covid. En effet, de grandes marques européennes et américaines ont créé des usines en Chine, pour l’export vers l’Europe et les Etats-Unis, mais ont aussi trouvé, grâce à la plateforme Pinduoduo, le moyen de placer les produits en marque blanche en Chine, et de récupérer ainsi des données et des insights des consommateurs grâce aux ventes réalisées. Voyant, à cause de la crise Covid (et aussi de la politique américaine contre les importations de Chine), les contrats d’exportation freinés, ce canal de distribution local constitue un bon moyen de se reporter sur la demande locale, et, grâce aux data de Pinduoduo, d’affiner le positionnement et d’améliorer l’offre produit.

Ainsi, un grand producteur d’ustensiles de cuisine, qui collabore avec des marques connues en Europe, comme Le Creuset, a trouvé grâce à Pinduoduo un marché en marque blanche et a doublé ses ventes en Chine, où la demande d’articles de cuisine a bondi, notamment parce qu’un plus grand nombre de personnes mangent à la maison. Le système est vertueux, car il permet de connaître quel type de produit les consommateurs regroupés veulent acheter, et de pratiquement les fabriquer à la demande, sans stocks.

On imagine bien la suite de l’histoire : engranger de plus en plus de données sur les consommateurs et les communautés, et ainsi trouver le moyen de les transformer en revenus pour aider de nouveaux fabricants à bénéficier de la plateforme Pinduoduo et vendre de nouveaux produits. Ainsi, Pinduoduo s’attaque maintenant au tourisme, les voyages, les chambres d’hôtel, les trains, les voyages domestiques. Ils annoncent aussi des initiatives dans l’Immobilier, pour permettre de vendre des appartements en bloc à plusieurs acheteurs, là encore avec un système de jeu, où les potentiels acheteurs déposent un jeton modique, et concourent pour acheter ensemble un lot de maisons.

Cette histoire est un bon cas de transformation continue d’un marché et de développement d’un concept exponentiel : il permet à la fois de satisfaire le consommateur avec des prix bas, et d’exciter son appétit de gaming, tout en offrant aux agriculteurs et manufacturiers un « Business-in-the-box » rentable. Cinq ans pour dépasser alibaba en nombre d'acheteurs, qui l'eût cru? 

Mais, forcément, cette stratégie de conquête de marchés rapide a aussi une contrepartie : des pertes énormes, et tous les revenus réinvestis en marketing. Pour l’année 2020, les pertes sont de 920 millions d’euros (alors que Alibaba en 2020, c’est presque 20 milliards de dollars de résultat net), et 7,5 milliards d’euros ont déjà été levés en dette et capital depuis 2018. Les actionnaires ne doivent pas trop compter sur les distributions de dividendes. Et Pinduoduo se vante de ne pas avoir de CFO; certains y voient déjà source de magouille dans les comptes. 

Et puis, même en Chine, la règlementation peut aussi se durcir, et empêcher de jouer n’importe comment avec les données personnelles, et aussi lever de nouvelles taxes, ce qui peut faire craindre que les profits soient plus difficiles à trouver dans le e-commerce de demain.

Mais pour le moment, pas de quoi verser de larmes pour Pinduoduo. Ce nouveau modèle peut-il au contraire inspirer de nouveaux entrepreneurs dans le monde ?

Dans les bureaux de Pinduoduo, au 23ème étage de la Tour Greenland à Shanghai, une inscription figure sur toutes les portes en verre  : "Confiance en soi".

C'est peut-être le secret.

Ensemble, plus, plus ? 


Réveil d'encroûtés

EncroûtéAvec la crise, les confinements, les fermetures de restaurants et des salles de spectacle, le télétravail, il y en a, on en connaît tous, qui ont eu bien du mal à continuer à travailler normalement. 

Pour ceux qui voient le verre à moitié plein, c’est aussi une période propice à l’innovation, quand on en a encore l’énergie. Et pour ceux qui sont concernés, c’est l’opportunité de « pivoter », c’est-à-dire, comme dans les start-up, de faire autre chose de différent avec les mêmes moyens, ou d’autres. 

Par exemple, Agathe Ranc, dans L’Obs de cette semaine, nous parle d’un métier qui a bien eu le « spleen », les « managers du bonheur ». Oui, vous savez, les fameux CHO (Chief Happiness Officer) qui s’occupent du bonheur des salariés dans les entreprises. Ils sont super nombreux à avoir ce titre (j’ai cherché sur Linkedin : j’en ai trouvé 15.000 ! Diantre, le bonheur n’ a pas de limites). Leur job, c’était d’organiser des tournois de baby-foot et des apéritifs, bref de mettre de l’ambiance dans l’entreprise, pour en faire ces fameuses « Great Place to Work », tellement « Great Place » qu’on ne veut plus la quitter, tellement elle est « trop bien ».

Oui, mais voilà, avec le Covid et le télétravail, il a fallu trouver de nouveaux trucs, avec les Zoom et les Teams pour ces « GO des open spaces ». Mais, comme le dit l’une de ces CHO témoignant dans l’article de L’Obs, ce n’est pas facile, car « il est compliqué de mobiliser des gens en dehors des heures de boulot, parce qu’après une journée devant les écrans, on vomit tous nos ordinateurs et nos téléphones ». Alors, les « Apéros Zoom », bof, non ? Au point de ne plus trop savoir dire de quoi le « chief happiness officer » doit s’occuper.

Mais voilà qu’on a trouvé un nouveau job, même Zuckerberg a fait passé une annonce pour en trouver un pour Facebook, et ce merveilleux job, c’est CRO, mais oui : Chief Remote Officer ; celui qui va avoir comme principale tâche de gérer le télétravail. Voilà une reconversion qui devrait se développer. Au point que déjà les cabinets de management de transition comme EIM en font déjà la promotion pour recruter et placer en entreprise ces fameux « chief remote officer », car ils en sont sûrs, « la demande ne saurait tarder à bondir ».

Pour se prendre une dose d’optimisme et de réinvention de l’entreprise quand tout semblait désespéré, il fallait lire aussi l’article excellent de Marie Charrel, Béatrice Madeline et Aline Leclerc dans le Monde de ce week-end (daté des 7-8 mars) : « Réinventer son entreprise pour surmonter la crise ». Tous les exemples cités sont des TPE ou des PME qui ne voulaient pas se résigner à attendre la reprise en survivant avec les aides de l’Etat. Et l’on y trouve des histoires et des idées qui montrent le génie humain.

Et aussi de quoi donner des idées à d’autres concernés par les mêmes baisses d’activité.

Exemple : votre activité est à l’arrêt, vous disposez d’un grand hangar d’entrepôt :

Philippe Mella est dirigeant dans l’évènementiel, avec son entreprise Lomatec, spécialisée dans la location de matériel pour cocktails et réceptions. Aïe ! Au lieu de pleurer dans son entrepôt de 4.700 m2 rempli de couverts, tables, plateaux en inox et en argenterie, qui attendent la reprise, il en a fait une plate-forme logistique, et a aussi préparé une nouvelle entreprise, « Ecosystème événementiel 93 », agence événementielle écoresponsable qui regroupera des acteurs du département lorsque l’activité redémarrera.

Autre exemple frappant cité, celui de Matthieu Neirinck qui a créé une marque de chaussures en 2015, « Pied de biche » et ouvert trois boutiques, toutes fermées durant le premier confinement. Zut ! 

On fait quoi ? Avec le problème des stocks de chaussures en magasin qui coûtent cher.

Il a lancé en mai 2020 une opération de précommande en ligne : 1000 personnes ont acheté par avance une paire, dont il a lancé la production ensuite, ce qui a permis de produire uniquement la quantité vendue, de limiter les coûts de stock et de réduire le prix de vente. Il prévoit de lancer quatre nouvelles préventes du même genre bientôt, douze l’année suivante, et pourquoi pas d’en faire son modèle à 100% si ça marche bien. Les boutiques existeront toujours, mais surtout pour venir y tester les chaussures à commander.

L’article du Monde donne plusieurs autres exemples d’idées du même genre, où le business pivote vers le « on line », mais pas seulement, ou change de modèle.

Le témoignage de Philippe Mella est aussi une bonne leçon d’entrepreneur : « Avant, j’étais encroûté dans mon métier de loueur de matériel depuis trente-trois ans. Avec ces projets je viens au bureau avec le sourire, je sais que le travail finit par payer. Cette crise va nous permettre de rebondir autrement. Elle nous a obligés à mener une réflexion que, sans cela, nous n’aurions jamais eue ».

Un bon message d’optimisme pour tous les encroûtés, non ? Même sans la crise. 


Les data vont-elles tuer les managers et les consultants ?

WorkerIl y a maintenant environ trente ans, parler d’automatisation et de systèmes d’informations, c’était parler des ERP (Enterprise Resource Planning), en français les PGI ( Progiciel de Gestion Intégrée), permettant de gérer l’ensemble des processus de l’entreprise. SAP, ORACLE et autres BAAN en étaient les rois, et les consultants ont développés des practices puissantes pour s’imposer comme maîtres d’ouvrages ou maîtres d’œuvre de tels progiciels. D’où aussi ce rapprochement entre les entreprises de Conseil et les leaders de ces technologies. Ainsi se sont déployées des entreprises comme Accenture, Cap Gemini, et même IBM, qui a racheté l’activité de Conseil de Pwc, à l’époque, 2002, pour un prix considéré comme modique de 3,5 milliards de dollars, tout cela dans un contexte où les nouvelles législations interdisent aux entreprises d’audit d’exercer des activités de Consulting pour les mêmes clients. C’était le début, pour le Métier du Conseil, du divorce de l’Audit et du mariage avec les Technologies.

Ces systèmes ont amené avec eux des gains de productivité et d’efficience dans les entreprises. Les emplois touchés ont été essentiellement des emplois de tâches administratives, et des emplois d’exécution. On a reconfiguré les processus, éliminant les gaspillages, avec des approches méthodologiques anciennes, inspirées de Toyota, de Lean Management. C’était aussi l’époque des BPR (Business Process Reengineering), dont les gourous étaient Michael Hammer et James Champy, où il ne s’agissait plus d’amélioration continue et de Lean, mais de tout casser pour tout refaire. Tout le monde s’y mettait, y compris les consultants bien sûr, en lisant comme une bible « Reengineering the Corporation » des deux auteurs (  best-seller des années 90). La méthode du consultant et du manager lui-même ne changeait pas trop : interviews, analyses, réunions pour décrire et imaginer les processus (un bon « brown paper » et formalisation du « As Is » et du « To Be »), plans d’actions, tout ça restait à peu près identique. L’expertise consistait à maîtriser ces types d’analyses et de diagnostic par processus. C’est l’expertise humaine qui créait la valeur et la façon de gérer ce changement, on disait plutôt « Transformation », le mot allait faire fureur dans les comités de Direction. On ne comptait plus les « programmes de transformation ». Et ça dure encore. Même Emmanuel Macron avait présenté son programme en 2017 comme un programme de transformation de la France (c’était avant la Covid…).

Mais voilà que nous connaissons une nouvelle vague aujourd’hui, depuis une dizaine d’années, et qui enfle de manière exponentielle. Il ne s’agit plus des processus de base et des tâches administratives, mais maintenant des activités des travailleurs intellectuels, en imitant les capacités qu’ils utilisent dans l’exécution de leurs activités professionnelles. Et l’on cherche alors, grâce à de nouvelles technologies et en repensant les processus, à obtenir un produit fini (par exemple un rapport d’activité, un diagnostic, une décision) engendrant le moins d’intervention humaine possible. Et ainsi augmenter la vitesse des processus (plus besoin de ces réunions où l’on discute pour analyser et décider trop longuement), réduire les coûts, améliorer la conformité et la qualité, faire moins ou plus du tout d’erreurs, et aussi optimiser les résultats des décisions. In fine l’objectif est d’améliorer aussi la satisfaction des clients et des collaborateurs en augmentant les revenus. On appelle cet ensemble de technologies « l’automatisation intelligente », qui se concentre donc sur l’automatisation du travail effectué par les travailleurs intellectuels, dont le principal capital est la connaissance. Cela concerne tous les travailleurs dont le métier est de penser pour vivre. Cela concerne par exemple les programmeurs, mais aussi les médecins, les pharmaciens, les ingénieurs, les architectes, les avocats, les scientifiques, les designers, les experts-comptables. Et on comprend assez vite que cela va sûrement concerner aussi les consultants eux-mêmes. Une nouvelle révolution est en marche.

Cette « automatisation intelligente » ( on va dire l’AI, à ne pas confondre avec l’IA – Intelligence Artificielle- qui n’est qu’une des composantes de l’AI), devient le nouveau « buzz word » pour désigner tout ce qui va permettre de créer des « travailleurs numériques » (programmes d’automatisation) qui permettent d’imiter les actions effectuées par les travailleurs intellectuels. Cela concerne toutes les tâches qui utilisent nos capacités humaines : voir, entendre, parler, lire, comprendre, agir, réagir et apprendre. L’AI est cette combinaison de technologies qui reproduisent des capacités humaines pour effectuer des processus au nom des travailleurs humains. Il ne s’agit pas de complètement remplacer l’humain, mais de créer une nouvelle main d’œuvre numérique qui va pouvoir s’associer avec l’humain. On parlera aussi d’ « hyper-automatisation ». Le terme a été placé en première place en 2019, par le Gartner Group, des 10 meilleures tendances technologiques stratégiques.

Ce nouveau monde est, bien sûr, permis aussi par l’abondance des données générées et disponibles dans nos systèmes d’informations, les réseaux sociaux, le web, et aussi celles récupérées par les objets connectés. A chaque seconde, nous générons des données qui sont toutes stockées quelque part, parfois contre notre gré. C’est pourquoi l’Automatisation Intelligente va créer cette possibilité d’analyser des millions de points de données en quelques minutes et de générer des informations à partir d’eux ( par exemple pour identifier les comportements des clients ayant un impact direct sur les revenus).

L’idée est de créer des processus métier sans contact (donc nécessitant une interaction ou une intervention humaine réduites au minimum, voire complètement supprimée). C’est la perfection ultime de ces systèmes, qu’on appelle « straight-through processes ».

Si la tête nous tourne, submergé par toutes les implications d’une telle révolution, le livre de Pascal Bornet, co-écrit avec Jan Barkin et Jochen Wirtz, « Automatisation Intelligente – Bienvenue dans le monde de l’hyper-automatisation », est sûrement une boussole de référence pour nous aider à comprendre et surtout à ne pas se laisser dépasser par cette nouvelle vague, qui va changer nos vies, et aussi, comme le croient les auteurs, très optimistes, «  rendre notre monde plus humain », paradoxalement, car il s'agit en fait de "sortir le robot de l'humain" c'est à dire de sortir de l'humain tout ce qu'on peut faire faire à la machine pour garder à 100% ce que l'humain sait mieux faire que la machine. 

Le livre permet de parcourir toutes les technologies et leurs usages pour la vision, l’exécution, le langage, penser et apprendre. Et d’imaginer que le travailleur de 2020, avec son ordinateur et son téléphone, sera bientôt à trouver dans les musées, comme le montre l’image en tête de cet article, et reproduite dans le livre.

Car toutes les technologies évoquées ne sont pas de la science-fiction, mais déjà disponibles et utilisables, qui plus est économiquement attractives, car disponibles à un coût raisonnable au regard du retour sur investissement, généralement de moins d’un an.

Pour « Voir », qui correspond aux yeux de la main d’œuvre numérique, nous avons les technologies de reconnaissance optique des caractères (OCR), la reconnaissance intelligente des caractères ( ICR), l’analyse d’images et de vidéos, et la biométrie. Tout cela pour capturer et traiter les documents, et générer des informations à partir d’images et de vidéos et en discernant les identités.

Pour l’ »Exécution », c’est-à-dire les mains et les jambes de la main d’œuvre numérique, nous avons tout ce qui permet le workflow intelligent, les plateforme low-code (qui permettent aux utilisateurs professionnels de développer leurs propres programmes en utilisant un environnement de développement visuel et intuitif), l’automatisation des processus robotiques (appelée RPA, Robotic Automatisation Process, elle couvre toutes les actions qu’une personne peut faire sur un ordinateur à l’aide d’une souris ou d’un clavier, et qui peut être remplacé par ce type de « software robot »).

Pour le « langage », qui correspond aux oreilles et à la bouche de la main d’œuvre numérique, et permet aux machines de lire, parler, écrire, interagir, interpréter et tirer un sens du langage humain, la technologie principale est le traitement du langage naturel (NLP, pour Natural Language Processing), mais aussi la génération automatique de textes (GAT, ou NLG, pour Natural Language Generation). C’est ce qui permet d’élaborer des chatbots intelligents, de gérer des données non structurées, d’analyser les sentiments et des données vocales.

Pour « penser et apprendre », qui correspond au cerveau de la main d’œuvre numérique, on a les technologies qui permettent de créer des informations pour soutenir la prise de décision. Cela comprend l’analyse mais aussi la prédiction. C’est aussi la possibilité de déclencher des actions automatiques (si la machine détecte un comportement frauduleux, elle envoie un message automatique au gestionnaire du client pour lui réclamer une enquête). Les technologies concernées comprennent la gestion du big data, le machine learning, et la visualisation des données. Les décisions peuvent être prises directement par la machine (machine learning) ou par des humains aidés par la machine (visualisation des données).

C’est sûr qu’il va falloir un changement des états d’esprit et des habitudes pour travailler avec les yeux, les mains, les jambes, les oreilles, la bouche et le cerveau de ces nouveaux collègues que sont ces « travailleurs numériques », qui voient, sentent, comprennent et décident plus vite et mieux que nous en certaines circonstances. Les managers, chefs de projets et les consultants vont devoir revoir leurs pratiques. Probablement que les nouvelles générations apprendront plus vite. Et les plus expérimentés, ceux qui sont dans un rôle de « counsellor » inspiré, sauront manager et apporter un service, une écoute active, et une capacité à comprendre, sur démultipliés grâce à ces équipes mixtes de travailleurs humains et de travailleurs numériques. Ce sont sûrement les « experts » habitués à leurs ordinateurs, aux analyses limitées à leur propre intuition ou expertise (« j’ai déjà vu le même problème ailleurs, je connais »), qui ont ancré les habitudes de conduire leurs entretiens, brainstorming et ateliers avec du papier et des crayons, quelques tableurs et Google Search, qui vont avoir le plus besoin de se remettre en cause, au risque de s’acheminer vers le musée, car trop lents, trop chers, et moins pertinents dans leurs méthodes de travail.

Il y a de quoi avoir peur de l’avenir, souhaiter que le monde d’avant dure encore un petit peu, pour ne pas perdre pied et la face. Il y a aussi de quoi être excité et avoir envie de passer au plus vite dans ce nouveau monde, d’être capable de monter des projets encore plus ambitieux et encore plus utiles pour les progrès et le bien-être de l’humanité.

A chacun de choisir son camp. Mais on risque très bientôt de n’avoir plus vraiment le choix.