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Jeff : Amour et haine

AmazonOn parle beaucoup d’Amazon en ce moment, devenu le grand gagnant de la crise Covid, avec le développement du commerce sur sa plateforme. La capitalisation boursière de 1.695,9 milliards de dollars, le chiffre d’affaires record de 386,1 milliards de dollars en 2020, le résultat net de 21,33 milliards de dollars, tout est là pour impressionner, et pas seulement les investisseurs. Amazon, aujourd’hui, c’est trois milliards de visites par mois sur son site, 50% du commerce en ligne aux Etats-Unis, et 20% en France.

Et puis, il y a aussi le fondateur, Jeff Bezos, qui a créé Amazon dans son garage, il y a seulement vingt-sept ans, pour devenir l’un des hommes les plus riches du monde. Tout ce qu’il faut pour incarner la réussite, version « American dream ». Il est devenu aussi le gourou de méthodes (ou plutôt de pratiques) de management qui ont fait le tour du monde, popularisées sous le terme de « Jeffismes ».

Les Echos les recensaient ce mois-ci dans un article d’Elsa Coneta. J’avais déjà évoqué ici l’obsession du client et l’histoire des deux pizzas (pas d’équipe plus grande que celle capable de se nourrir avec deux pizzas). Il y a aussi la devise d’Amazon, « It’s still Day One », peinte en grosses lettres sur tous les murs du siège et des entrepôts. C’est la terreur de Jeff Bezos de devenir une « Day Two Company », c’est-à-dire une entreprise qui aurait perdu l’agilité de ces débuts, et son esprit d’entrepreneur, pour devenir une machine bureaucratique, comme un dinosaure ou un mammouth.   

Autre dada, la technique du communiqué de presse : tous les projets doivent être présentés par un communiqué comme s’il devait être vendu aux journalistes. Pareil dans les réunions : les slides PowerPoint sont interdites, et remplacées par un essai rédigé de six pages maximum, avec des témoignages d’utilisateurs. Le document est partagé en silence au début de la réunion, qui ne démarre que quand chaque participant l’a lu.

Il y a aussi un « Jeffisme » pour le recrutement, le « Bar Raiser » : Il faut monter le niveau. Pour cela, pour chaque embauche intervient un « Bar Raiser », un salarié qui n’a pas de lien avec le service qui recrute, mais qui va s’assurer que le candidat est bien meilleur que la moitié des collaborateurs de sa catégorie.

Jeff Bezos, c’est aussi le « radin » qui chasse les coûts partout. Il appelle cela la frugalité. C’est lui qui avait annoncé avoir fait retirer toutes les ampoules des distributeurs de snacks dans les entrepôts pour faire des économies d’électricité. Il a mis en place les "Door Desk Awards » pour récompenser les employés les plus économes. Cela s’appelle « Door Desk » car les premières tables des bureaux de l’entreprise avaient été fabriquées avec de vieilles portes sur lesquelles étaient vissés des pieds. Tous les salariés voyagent en classe éco, et dorment dans les hôtels bon marché. Les salariés doivent payer pour garer leur voiture dans les parkings de l’entreprise. L’entreprise se refuse à financer les transports en commun, de peur que les salariés ne quittent leur travail prématurément pour attraper le dernier bus de la journée.

Ces pratiques deviennent culte dans de nombreuses entreprises maintenant, au point de devenir des gadgets de dirigeants qui aimeraient bien qu’on les compare à Amazon. Mais il ne suffit pas toujours de cumuler les pratiques anecdotiques lues ici ou là pour accaparer la performance de ces modèles.

Jeff Bezos n’est pas non plus complètement le dirigeant-culte qu’on aimerait. Les critiques, notamment en France, sont nombreuses sur le personnage et l’entreprise (rançon du succès ?) pour en faire le méchant des GAFA. Ceux qui critiquent ainsi sont ceux qui disent que cette entreprise manque de « raison d’être », qu’elle se débrouille pour ne pas payer d’impôts, qu’elle maltraite ses salariés, qu’elle ne respecte pas l’environnement. Sans parler des poursuites des régulateurs pour pratiques anticoncurrentielles.

Jeff Bezos est devenu l’icône qui partage les opinions. Le bon sujet pour se disputer lors d’un diner ou même en Zoom. Il y a les « Pour » qui l’adorent, et les « Contre » qui le détestent, voire le boycottent. Difficile de trouver le juste milieu, on est obligé de choisir son camp. Pour l’activité de vente en ligne (qui est loin de constituer l’essentiel du business d’Amazon, qui réalise 63% de son résultat net avec Amazon Web Services, le service de stockage et de traitement de données en ligne pour les entreprises), c’est carrément devenu un choix de société : ceux qui ne jurent plus que par le service clients qu’ils admirent sont en guerre contre ceux qui se refusent à acheter quoi que ce soit (du moins officiellement) sur Amazon.

Comme disait Voltaire : « Qu’il est dur de haïr ceux qu’on voudrait aimer ».

Pendant ce temps, les investisseurs voient l’action Amazon, qui dépasse aujourd’hui les 3.000 dollars, atteindre 5.000 dollars bientôt.

A suivre. 


Jeu des passions

CondottieriLorsqu’un terme en -isme se forge à partir du nom de son auteur, c’est le signe que la postérité a eu l’intuition qu’elle pourrait découvrir dans son œuvre ou son action des éléments de doctrine susceptibles d’inspirer les hommes et d’être même pérennisés par un enseignement.

C’est ainsi qu’on parlera du platonisme ou du marxisme. Et cela va aussi concerner des hommes politiques sur le même registre, avec le gaullisme, le sarkozysme, et maintenant le macronisme.

Mais il y en a un qui ne répond pas du tout à ce registre, qui ne reflète pas a priori une doctrine philosophique ou un modèle politique, mais plutôt un symptôme ou une perversion.

Je parle ici du machiavélisme, et de Machiavel, le Florentin auteur du « Prince ».

Car le machiavélisme évoque un esprit de conquête et de conservation du pouvoir reposant sur l’absence de scrupules et sur la résolution d’employer tous les moyens pour triompher, y compris ceux qui sont moralement répréhensibles, tels la violence, la ruse et la trahison.

On peut penser que cette vision du machiavélisme tient aussi au contexte des pratiques diplomatiques et de haute administration que connaissait Machiavel à son époque, contexte particulièrement propice aux machinations, et où la conspiration et l’assassinat étaient des moyens politiques admis.

Mais l’on peut aussi lire Machiavel dans sa dimension philosophique et y trouver source d’innovation dans la conception de la politique et des relations entre les hommes vivant ensemble dans une communauté, ainsi que des sources d’inspiration pour le fonctionnement des collectivités humaines, et pourquoi pas aussi pour nos méthodes de management de manière plus générale.

C’est ce à quoi se consacre un des auteurs les plus savants et connaisseurs de Machiavel, Thierry Ménissier, agrégé de philosophie, auteur d’une traduction originale du Prince, et de nombreux ouvrages sur son auteur favori. Pour retrouver l’exposé de cette vision philosophique, l’ouvrage « Machiavel ou la politique du centaure » est une référence.

 Et ce à quoi Machiavel accorde le plus d’importance dans les collectivités humaines, ce sont les passions. Alors que les passions sont traditionnellement considérées comme ce qui pousse l’homme à commettre des actes irrationnels et égoïstes, Machiavel voit au contraire la politique comme un jeu des passions.

« Le Prince » ( « De Principatibus ») est un ouvrage adressé à Laurent de Médicis, alors considéré comme le maître de Florence, qui revient aux affaires alors que l’Italie est pillée par les Français, par les Espagnols, par les Suisses et par les Allemands. C’est dans cette Italie où il importe de chasser les « barbares » que Machiavel entend conseiller le Prince dans cette reconquête pour prendre et surtout conserver le pouvoir.

Machiavel subordonne l’art de gouverner à la reconnaissance du primat de la nature passionnée des relations humaines.

Dans cette optique, l’humanité est considérée comme mue par une pulsion d’acquisition, comme s’il était conforme à l’essence humaine de tendre à la possession de biens et de pouvoir. Et à la racine de toutes nos actions, que l’on soit prince ou peuple, il y aurait cette tendance naturelle à l’acquisition.

Ainsi ce qui fera la supériorité de celui qui aura la capacité de tenir la position du « prince », à la différence de ses concurrents, c’est justement qu’il sait qu’il désire, qu’il sait ce qu’il désire, et il sait qu’il est naturel et ordinaire de désirer acquérir. C’est ce que l’on pourrait désigner comme une forme aiguë de lucidité sur les motifs de l’action humaine. C’est ce que Machiavel appelle la virtù du prince, cette « capacité à accomplir de grandes choses ». Être « vertueux », c’est donc savoir s’en tenir à la nécessité, puisque la réalité des passions est indépassable, celles-ci étant déterminées par la nature désirante. Et c’est en vertu de cette loi indiscutable de « physique politique » que l’on doit donc admettre comme une nécessité de nature que le désir passionné des hommes ne les rend pas bons.

Malheureusement, la nature a créé l’homme, selon Machiavel, de façon à ce qu’il puisse tout désirer mais ne jamais tout obtenir. L’insatisfaction (la mala contentezza) est donc fondamentale et d’ordre existentiel en l’homme. L’humanité est une espèce déçue, qui éprouve inéluctablement la frustration ( par rapport aux objets considérés comme des biens désirables) et l’angoisse (par rapport à la finalité ou la destination de nos existences).

Et ce qui fait le prince c’est sa capacité à exprimer son désir, mais à ne jamais en être la victime. C’est celui qui manifestera la circonspection à ne pas se laisser aller à la violence du désir qui est le meilleur prétendant à la principauté.

Autre aspect de cette reconnaissance de la nature passionnée des relations humaines, Machiavel écrit que les hommes aiment se laisser prendre au jeu de leurs propres illusions. «  Les hommes sont si simples, et ils obéissent tant aux nécessités présentes, que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laisse tromper » (Le Prince, chap. XVIII). En adossant ainsi le lien social au jeu des passions, le rapport de pouvoir est moins une relation de domination qu’un lien de fascination entre le prince et le peuple, que l’on pourrait transposer entre le dirigeant et les collaborateurs. On pense aussi, et Thierry Ménissier ne manque pas de nous le faire remarquer, aux exemples de chefs populistes capables de mobiliser leur peuple en développant cette relation affective qui repose, tour à tour, sur l’amour et sur la peur. C’est comme cela que l’affect prend le pas sur la décision et la gestion rationnelles, ou au moins il la subordonne.

Le machiavélisme n’est donc pas réduit au déchainement calculé de la puissance, mais consiste en la confusion de deux ordres composant naturellement l’existence humaine : l’ordre du gouvernement politique envahi par l’ordre affectif. La vie collective est alors un modèle de jeu social des passions où les hommes se battent pour leur servitude.

Mais voila que tous les efforts déployés par les hommes pour vivre ensemble libres, dans ce jeu des passions, demeurent en deçà des difficultés qu’ils rencontrent du fait qu’ils doivent composer avec puissance imprévisible et irréductible, la fortune. C’est pourquoi l’action politique se constitue dans la confrontation aux faits, et que l’on conçoit que l’engagement politique est pour l’homme faire l’épreuve d’une certaine forme de tragique. L’œuvre de Machiavel repose ici sur l’intuition des limites de l’agir politique, du fait de cette influence irréductible de la fortune (fortuna) dans les décisions humaines, sinon entendue comme l’effet du pouvoir créateur de cette dernière.

On reconnaît bien ici ce type de dirigeant politique ayant foi dans sa « volonté politique », ou encore ce dirigeant d’entreprise ébloui par sa « vision », et n’ayant pas trop de familiarité avec le « scenario planning ». Ils avancent grâce à leurs passions, et c’est la fortune mal perçue qui les fait échouer.

Pour Machiavel, cette fortune est comme un torrent furieux capable de grossir tout à coup sans que l’on puisse réellement anticiper ses débordements ni canaliser sa fureur : « Le prince qui se fonde complètement sur la fortune s’effondre lorsque celle-ci change. Je crois, de plus, qu’est heureux celui qui adapte sa manière d’agir aux particularités de son époque, et pareillement est malheureux celui dont la manière d’agir est en désaccord avec l’époque. On voit en effet que les hommes procèdent diversement dans leur recherche des buts que tous visent, à savoir la gloire et les richesses : l’un est circonspect, l’autre impétueux ; l’un procède avec violence, l’autre avec adresse ; l’un avec patience, l’autre à l’inverse. Et chacun avec ses manières différentes peut réussir.(…). De là dépend encore le caractère variable du résultat ; car si l’un se comporte avec circonspection et patience, et que les circonstances tournent de telle sorte que sa manière est bonne, son bonheur est certain ; mais si les circonstances changent il s’effondre, parce qu’il ne change pas sa manière de faire. On ne trouve pas d’homme assez prudent pour savoir s’adapter à ces changements, et cela parce que l’homme ne peut s’écarter du chemin sur lequel sa nature le pousse, ou bien parce qu’ayant toujours réussi en empruntant une voie, il ne peut se résoudre à s’en éloigner. C’est pourquoi l’homme circonspect, quand le temps est venu d’agir avec fougue, ne sait pas le faire ; d’où le fait qu’il s’effondre ; car si l’on changeait sa nature avec les circonstances, la fortune ne changerait jamais ». (Le Prince, chap. XXV).

On voit bien ici le paradoxe, ce que Thierry Ménissier appelle « le problème de Machiavel » : Alors que ceux qui réussissent à mener à bien leurs entreprises y parviennent parce que leurs passions sont plus fortes que celles des autres hommes, c’est cette même puissance passionnelle qui confère à leur action une orientation irrépressible, au point qu’elle les transforme irrésistiblement en les auteurs de leur perte. Ce sont les individus les mieux armés pour agir sur le cours de l’histoire qui sont les plus mal placés pour demeurer maîtres de leur sort et se sortir victorieux au final. La difficulté (l’impossible selon Machiavel), c’est d’être capable de changer son tempérament selon ce que Machiavel appelle « la qualité des temps » (la qualita dei tempi – Le Prince chap. XXV).

Toutefois, cela n’implique pas, dans la conception de Machiavel, que l’homme doive renoncer à imposer à l’histoire la marque de l’humanité. Au contraire, les hommes ne peuvent cesser de lutter pour tenter d’orienter l’histoire grâce à l’action politique. La nécessité contraint les peuples comme les individus à affronter la fortune. Et ce qui va permettre à l’homme de juguler la fortune, dans la vision du monde de Machiavel, c’est un concept original : la vertu (virtù). C’est elle qui permet de survivre dans un univers fréquemment hostile, que les sciences et les techniques de l’homme ne parviendront jamais à assujettir intégralement, et aussi de réussir à vivre en groupe malgré l’expression des intérêts et des désirs toujours différents, souvent divergents voire assez fréquemment contradictoires entre eux. C’est pourquoi il faut s’opposer aussi bien à la « fortune contraire » qu’à la discorde des concitoyens. Et les tempéraments virtuosi , par leur audacieuse inventivité, seront les plus à même de trouver le plaisir, potentiellement inextinguible, qu’il y a à jouer la partie pour la jouer. Le machiavélisme est une sorte de libertinage assumé. Dans le monde de Machiavel, rien ne vient déterminer l’action politique de l’extérieur. Aucun motif ou intérêt supérieur ne vient s’ajouter aux combats politiques, toujours particularisés, que mènent les hommes.

Ainsi, dans cet univers où la fortune demeure en définitive la maîtresse du jeu dans lesquels les hommes, engagés malgré eux, n’ont nullement les moyens de s’imposer, Machiavel va imaginer les moyens pour penser une politique efficace. Et la figure qu’y voit Thierry Ménissier est précisément celle du centaure, d’où le titre de son ouvrage. Le centaure est cette créature mi-homme mi-bête, que Machiavel évoque aussi dans « Le Prince » : « Vous devez donc savoir qu’il y a deux manières de combattre : l’une avec les lois, l’autre avec la force. La première est le propre de l’homme, la seconde celui des bêtes ; mais comme souvent la première ne suffit pas, il convient de faire appel à la seconde. Aussi est-il nécessaire à un prince de savoir user de la bête et de l’homme. (…). Or, avoir un précepteur moitié homme moitié bête ne signifie rien d’autre sinon qu’il faut que le prince sache bien user de l’une et de l’autre nature, car l’une sans l’autre ne peut durer » (Le Prince chap.XVIII).

Ce à quoi nous convie Machiavel, c’est à une forme d’intelligence des situations. Celle-ci trouvera son efficacité dans l’attitude prônée par Machiavel d’adoption de la variation et d’appropriation de l’excès. L’adoption de la variation, c’est ce choix d’un référentiel multiperspectiviste qui dote l’entendement d’un modèle adéquat afin de prévenir l’illusion commune consistant à surinvestir un seul point de vue sur le théâtre de l’action, et donc de favoriser l’expression d’une certaine souplesse dans le rapport entre les convictions et les engagements. L’appropriation de l’excès fait référence aux opportunités ouvertes dans le cœur de l’action, dont il faut savoir se saisir, et prendre les risques, comme cette énergique figure du centaure.

La vision philosophique de Machiavel nous apprend que l’action du dirigeant et de gouvernement ne peut jamais être parfaitement organisée par des dispositifs constitutionnels ou des règles qui viendraient transformer l’autorité naturelle du prince en souveraineté incontestable. C’est l’intelligence des situations dans un monde gouverné par la fortune, toujours changeante, qui fait au contraire la différence.

Comme l’indique Thierry Ménissier dans la conclusion de son dense ouvrage, cette vision a disparue progressivement des théories et pratiques politiques et de gouvernance au cours des siècles passés : « La machinerie de l’Etat s’est lentement érigée, l’organisation centralisée et administrative du pouvoir a produit une ingénierie et un fonctionnalisme qui paraissent aux antipodes de l’art machiavélien de gouverner (…). Le modèle de la rationalité économique a progressivement imposé pour les politiques publiques des objectifs de planification, de performance et de rentabilité qui conduisent à regarder les techniques de quantification et de prévision comme les indépassables outils de la bonne politique ».

Et pourtant, en observant encore aujourd’hui tous les blocages de ces visions centralisatrices, dont de nombreuses entreprises se sont, même partiellement, débarrassées, mais qui encombrent ou freinent encore l’action publique de l’Etat (que ne dit-on pas sur la gestion de la crise Covid, les grippages de la machine d'Etat central, et la peur du risque des élus et gouvernants), ne peut-on, comme Thierry Ménissier et par lui Machiavel, concevoir une pratique de la politique et de la gouvernance consistant à objecter aux tourments infligés par la fortune l’audacieuse inventivité de la virtù, toujours au plus près du terrain et de l’action.

Serait-ce le retour des condottieri de la Renaissance qui nous sauverait ?


Don : Tous « maussquetaires »

MousquetairesCela fait maintenant quelque temps que la théorie de l’ « homo aeconomicus » ne fait plus l’unanimité. L’ »homo aeconomicus », c’est cet individu que nous serions tous, indifférent aux autres, et qui ne cherche qu’à maximiser son avantage propre, son intérêt personnel, son propre bonheur, et uniquement celui-là. C’est lui qui justifie que le seul lien entre les individus est celui qui repose sur le contrat, et qu’il est le fondement du fonctionnement de la société de marché libérale, où l’équilibre économique se fait naturellement par les échanges et la loi de l’offre et de la demande.

Les bases de la critique seront celles de Durkheim, dans son livre « De la division du travail social »(1893), où il montrera que la division du travail ne s’explique pas seulement par des considérations utilitaires, par son efficacité économique, mais tout autant par des considérations morales. Il écrit à propos de cette division du travail que « les services économiques qu’elle peut rendre sont peu de choses à côté de l’effet moral qu’elle produit, et sa véritable fonction est de créer entre deux ou plusieurs personnes un sentiment de solidarité. De quelque manière que ce résultat soit obtenu, c’est elle qui suscite cette société d’amis, et elle les marque de son empreinte ».

C’est Marcel Mauss, notamment dans son « essai sur le don »(1925) qui poursuivra en disant que les êtres humains ne peuvent se laisser réduire au rang de simples « animaux économiques ».

C’est parce qu’ils sont liés par la recherche de l’amitié et de la solidarité que la société ne peut pas se tisser à partir des seuls contrats individuels.

La recherche de Marcel Mauss, dans cet essai, est de se demander comment se déroulaient les échanges dans les sociétés lorsque le marché n’existait pas, et donc d’identifier ce qui subsiste dans la société marchande de ce qui l’a précédé. En analysant notamment les pratiques de l’échange, telles que le potlatch, dans les sociétés primitives, il observe que « l’homme n’a pas toujours été un animal économique ». Dans les sociétés archaïques, les échanges et les relations sociales s’organisent selon la logique d’une triple obligation de donner, recevoir et rendre. Ainsi, on ne peut pas devenir une personne pleinement reconnue sans s’efforcer de prouver sa valeur en effectuant des dons, et inversement on ne peut pas refuser le don qui vous est fait, ni ne pas rendre les dons reçus (mais il faut le faire en rendant plus et plus tard).

Deux auteurs, Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy, vont redonner de l’actualité et prolonger la réflexion sur cette « économie du don », dans leur ouvrage « La révolution du don – Le management repensé » (2014) en tirant leçon des écrits des auteurs cités pour dire que nous inscrivons notre existence dans une logique de l’alliance (ou de la défiance), du don et du contre-don, de dettes et de créances.

Pour cela ils complètent la formulation de Mauss, en posant que le don fonctionne selon, non pas trois, mais quatre temps : demander, donner, recevoir et rendre, ajoutant ainsi cet élément de la demande aux trois autres étapes identifiées par Mauss. Et ils vont ainsi appliquer ces concepts à nos méthodes de management, pour les « repenser ». On peut relire tout ça encore aujourd’hui, c’est toujours d’actualité dans notre façon d’organiser l’entreprise et de faire fonctionner les relations humaines en interne, et aussi vis-à-vis de l’externe, clients ou fournisseurs et partenaires. Et même le faire découvrir ou redécouvrir aux managers et dirigeants en panne de fluidité et d’efficience dans leur entreprise.

Si ce sont des facteurs financiers, physiques ou techniques qui déterminent l’efficacité d’une organisation (capacité à obtenir des résultats), l’efficience (capacité à obtenir un maximum de résultat avec un minimum de ressources) relève de l’invisible et de l’impalpable, et dépend donc, selon l’analyse des auteurs, de la bonne circulation des dons effectués selon le rythme de demander, donner, recevoir et rendre. Et on comprend bien qu’une organisation qui fonctionne bien est celle qui est à la fois efficace et efficiente. Et ce qui compte pour l’efficience, c’est justement cet engagement dans l’action collective que les auteurs appellent « l’adonnement », c’est-à-dire le degré de passion et d’intérêt pour la tâche à accomplir.

Ainsi, une organisation efficiente sera celle qui favorise la coopération, en misant sur les relations informelles tissées entre les collaborateurs, où chacun aide l’autre, par des dons et des contre-dons, en dehors de considérations hiérarchiques ou de règles et de contrôles édictées par le haut. Je t’aide spontanément, je te donne de mon temps et de mon attention, et réciproquement. Ce sont ces mécanismes informels qui font fonctionner l’organisation.

Alors imaginons un manager ou dirigeant qui voudrait tout d’un coup apporter ses réformes et sa vision, pour tout réorganiser, changer les règles, délocaliser, relocaliser, regrouper, changer les structures de gouvernance, tout bien formaliser, sans se préoccuper de ces liens de dons et contre-dons informels (on en connaît sûrement de tels individus, non ?). Et bien, le risque sera de déstabiliser l’ensemble, d’isoler, et de casser les liens entre les collaborateurs. Car, bien sûr, on ne peut jamais tout mettre en règles et en procédures. Le travail réel ne ressemble jamais au travail prescrit. Ce sont les adaptations, les connivences et habitudes, le bon sens, des employés et collaborateurs entre eux qui font fonctionner les organisations. Une organisation qui serait réduite à une structure formelle de règles explicites serait vite paralysée. C’est ce que l’on appelle la grève du zèle. Lorsque les policiers contrôleurs appliquent un contrôle strict à la sortie de l’autoroute, pour vérifier les attestations après 18H00 post-couvre-feu, on l’a vu, c’est l’embouteillage sur 400 kms. On parlera de « manque de discernement ».

On comprend bien que ces organisations qui croient en « l’économie du don », qui favorisent le travail en équipe, l’autonomie et le plaisir au travail, et qui privilégient la régulation et l’autorégulation sur la règle, seront plus flexibles et meilleures à vivre.

Mais voilà, on n’enclenche pas  ce cycle «demander, donner, recevoir et rendre » aussi facilement que ça. Et pour que toute l’entreprise y participe, cela commence par le haut (on le sait, « le poisson pourrit par la tête »). Le livre d’Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy est un bon manuel pour détecter tout ce qu’il ne faut pas faire, et enclencher une « révolution du don » dans son entreprise ou son équipe.

Ainsi, demander, ce n’est pas exiger, comme le font ces managers qui croient que leurs collaborateurs comme des objets, de outils au service de leurs aspirations, ou un moyen de satisfaire une soif de pouvoir. Dans le don, demander, c’est entrer en relation et en confiance, car toute demande s’expose aussi à un refus.

Donner, dans la conception de Marcel Mauss, c’est entrer en relation, mais ce n’est pas écraser, comme le ferait celui qui est obsédé par une volonté immodérée d’être admiré, et qui donne en humiliant, en voulant dominer, et en refusant même de recevoir, car il cherche à maintenir sa dette pour garder sa proie captive. Mais il est tout aussi néfaste de ne pas savoir donner, comme ce manager qui veut montrer qu’il sait tout faire mieux que les autres et les collaborateurs, et qu’il a plus de choses à faire que tout le monde, car il est le seul à pouvoir sauver le monde. Inversement, le vrai don et un pari de confiance. Il y a don, et façon de donner. Ainsi, dans la relation entre le manager et ses collaborateurs, ce n’est pas toujours le montant de la prime accordée qui est perçue de manière profonde par le collaborateur, mais d’autres attentions et comportements qu’il gardera en mémoire longtemps, alors qu’il oubliera vite ces gratifications purement financières qui donnaient l’impression d’acheter son obligation.

Recevoir n’est pas si facile que ça en a l’air, car recevoir c’est accepter d’être en dette. Ceux qui ont peur d’avoir à rendre vont se montrer réticents à accepter les dons, préférant rester dans des échanges professionnels mesurés. Les petits cadeaux qu’on ramène de vacances pour ses collègues, les attentions personnelles (prendre des nouvelles du collègue, indépendamment de toute transaction liée au travail productif), tout ça est considéré comme inutile. Restons-en au travail, s’il te plaît. C’est comme ça que ce genre de personne va se méfier des gens qui veulent lui rendre service, leur faire des compliments, ou leur faire des cadeaux, de peur de se sentir acheté. Et si cette personne est votre manager, on imagine bien l’ambiance au travail. Inversement, ne pas savoir recevoir est aussi problématique. C’est ce que l’on apprend aux enfants : dire merci. Et pourtant, combien de collaborateurs ont parfois l’impression que leurs managers ne leur apportent pas assez de reconnaissance et de remerciements. Au point, dans certaines entreprises, de venir briser la créativité et l’engagement. Ce sont pourtant ces attentions qui font « circuler le don ». Quand nous débutons dans un métier, nous ne pouvons rendre tout de suite à celui qui nous a appris, qui ne le demande pas, car lui aussi a reçu d’autres mentors. Ces dons que l’on se transmet des uns aux autres font ce qui préserve la culture et l’œuvre commune de l’entreprise.

Rendre, c’est la dernière étape du « cycle du don », mais aussi le début d’un nouveau cycle dans les relations et les échanges. Car rendre, ce n’est pas solder et se sentir quitte, comme dans une négociation. Ceux qui attendent systématiquement une contrepartie à leurs dons entretiennent cette confusion. On pense aussi aux cadeaux qui sont faits aux clients, ou à ceux reçus des fournisseurs. Certaines entreprises décident même de les interdire. Autre situation, ce collaborateur à qui on demande de rester travailler plus tard, et qui l’accepte pour se montrer coopératif, va se voir de nouveau sollicité de nouvelles fois, et pourrait finir avec le sentiment de « se faire avoir ». Tout est affaire de dosage subtil et d’état d’esprit, l’objet étant de savoir « rendre de bon cœur », et donner du sens aux dons et contre-dons. C’est ce qui génère le niveau d’engagement, le degré de passion et d’intérêt au travail des collaborateurs.

On comprend que cette « révolution du don » demande un peu de travail, individuel et collectif. Comme le précisent les auteurs :

«  Le don est donc affaire d’esprit de finesse et non de géométrie. De tact et de doigté. D’incertitude mais aussi de confiance à la fois.

Celui qui aura compris à la fois toute l’incertitude et la puissance du don saura en retirer un bénéfice, et tous ses associés avec lui ».

Bref, le don ; ce n’est pas donné à tout le monde !

Qui est prêt à devenir « maussquetaire » ?