Arpenteurs du monde
24 janvier 2021
Ressentir de l’amertume, en vouloir aux autres d’une situation personnelle ou collective qui nous pèse, voilà le sujet du dernier livre de Cynthia Fleury, « Ci-gît l’amer – Guérir du ressentiment ». Ce dont il s’agit, c’est aussi ce « délire victimaire », aggravé par les réseaux sociaux, guidé par l’individualisme et une vision particulièrement biaisée du principe d’égalité. C’est le ressentiment de celui qui se compare aux autres en permanence, pour vérifier qu’il est meilleur ou au contraire inférieur aux autres. Comme l’écrit Cynthia Fleury, pour celui qui est victime de ce ressentiment, « Si quelque chose est donné à l'un, c'est que forcément cela lui est ôté, à lui, qu'il est victime de cet ordre-là. Il ne peut admirer autrui. Il peut seulement jalouser ou envier ». Sa difficulté majeure, c’est de reconnaître la valeur des autres, à force de toujours les comparer à soi-même, et de ne plus être capable d’apprécier la singularité et l’individuation de chacun, et de soi-même. Cynthia Fleury y voit une maladie du discernement qui affecte notre société, incapable de faire la part des choses, car saturée d’informations en permanence.
Mais les réseaux sociaux ne sont pas les seuls coupables de ce ressentiment. Cynthia Fleury voit dans la démocratie elle-même un régime qui provoque le ressentiment, «précisément parce que la notion égalitaire est un enjeu structurel ». L’égalitarisme est devenu le pire ennemi, devenant une « perversion égalitaire » qui en vient à désirer et à jouir de l’affaiblissement des autres pour se procurer un sentiment d’égalité.
Peut-on, individuellement et collectivement, s’en sortir ?
Pour cela, pour cette guérison, Cynthia Fleury invoque de cesser de se comparer et de vérifier constamment si l’on est meilleur ou inférieur aux autres.
La bonne théorie de l’anti -ressentiment se trouvera aussi dans l’ « amor fati « (« amour du destin »), théorie nietzschéenne, éthique et métaphysique, pour signifier que la sagesse de Zarathoustra s’appuie sur la capacité d’aimer le devenir, de l’accueillir comme la puissance même du vivant et du réel.
Cet « amor fati » consiste alors à désirer toute chose, quelle qu’elle soit, de telle sorte qu’elle puisse éternellement revenir, et selon Nietzsche (in « Ainsi parlait Zarathoustra »), « tout se brise, tout se remet en place ; éternellement se rebâtit la même maison de l’être. Tout se sépare, tout à nouveau se salue ; éternellement fidèle reste à lui-même l’anneau de l’être ». C’est tout l’inverse de ceux que le devenir blesse en leur donnant le sentiment d’en être les victimes, et deviennent soumis à la nécessité de la vengeance, jamais assouvie.
Cet essai a pour titre « Ci-gît l’amer » pour indiquer que c’est en laissant cet « amer », ce ressentiment, comme un mort que l’on abandonne (Ci-gît), que l’on rejoindra la mer, ce destin positif qui nous renforcera dans notre individuation, cette capacité à être « irremplaçable » que Cynthia Fleury traitait dans un précédent ouvrage (dont j’avais parlé ICI). Nous pouvons aussi prendre de la distance par rapport à l’amertume des choses, des êtres, des idées, pour y prendre « goût », et, en développant cette faculté, devenir, selon l’expression de Cynthia Fleury en conclusion de son savant ouvrage, plein de références et citations d’auteurs plus ou moins connus, des « arpenteurs du monde ».
Devenir un arpenteur du monde, voilà en effet un bon conseil pour avancer et prendre les repères dans un monde volatil, incertain, complexe, et ambigu (ce fameux VUCA) que nous connaissons bien.
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