Sacrificateurs : Danger ?
10 juin 2020
Après le déconfinement, et avoir parlé de la crise sanitaire et des malades pendant trois mois, on va maintenant parler de la crise économique. Car tout le monde ne se relève pas de la même façon, et certains ont même pris de gros coups. Les affaires ne repartent pas si vite, certains secteurs économiques ne s’en tirent pas trop mal. D’autres sont en convalescence, ou en souffrance.
Alors, pour ceux qui n’ont pas trop la forme, pour ces entreprises dont les clients ne reviennent pas si vite, et alors que les salariés, eux, sont toujours là, une fois sortis du chômage partiel payé par l’Etat, on fait quoi ?
Un mot va circuler dans ce contexte : sacrifice. Cela a déjà commencé chez certains. Sacrifice, car on va annuler les séminaires, les pots et les trucs fun qui font l’ambiance dans l’entreprise. L’heure est grave. On va couper dans les dépenses, on va arrêter les projets et les consultants, histoire de pleurer sur notre sort sans témoins gênants. Pire, on va, eh oui, …licencier, même des collaborateurs méritants, mais, va-t-on nous dire, que voulez-vous, on ne peut pas faire autrement. A croire que certains, se prenant pour des managers courageux, en font leur croisade, se transformant en sacrificateur se dévouant pour prendre ces décisions difficiles et les exécuter, tel Abraham levant le couteau sur son fils.
Ah bon ? C’est vrai ce mensonge ?
Alors, quand on entend parler de ce « sacrifice », on pense à aller ouvrir les ouvrages de René Girard, pour aller voir de plus près ce qui se passe dans cette histoire entendue dans certaines entreprises. Et par exemple dans « La violence et le sacré ».
C’est René Girard qui nous rappelle l’explication du sacrifice par l’hypothèse de la substitution. Par le sacrifice, la société cherche à détourner vers une victime relativement indifférente, une victime « sacrifiable », une violence qui risquerait de frapper ses propres membres, ceux qu’elle entend à tout prix protéger. La victime n’est pas sacrifiée pour tel ou tel individu, ou une divinité, mais à la fois substituée et offerte à tous les membres de la communauté. C’est la communauté tout entière que le sacrifice protège de sa propre violence. Le sacrifice est ce qui permet de polariser sur la victime des germes de dissension partout répandus et il les dissipe en leur proposant un assouvissement partiel.
Le sacrifice est une façon d’effacer la violence intestine, les dissensions, les rivalités, les jalousies, les querelles entre proches. Il restaure l’harmonie de la communauté et renforce l’unité sociale. Et on sait bien que « quand les hommes ne s’entendent plus entre eux, le soleil brille et la pluie tombe comme à l’accoutumée, mais les champs sont moins bien cultivés, et les récoltes s’en ressentent ».
Le sacrifice a ainsi précisément pour fonction d’apaiser les violences intestines, d’empêcher les conflits d’éclater. René Girard prolongera ses réflexions en évoquant le phénomène du « bouc émissaire », qui permet précisément d’exercer cette substitution sacrificielle.
Pour revenir à nos managers et nos entreprises abandonnés à leurs sacrifices, peut-on alors y voir cette peur des conflits, peur de rechercher des voies pour le futur, pour lequel un consensus n’est pas trouvé, peur de conflits et de luttes, peur du risque, peur de l’avenir, peur de ne pas trouver en soi les ressources et innovations pour aller de l’avant, et donc y voir un moyen de conjurer tout ça grâce aux sacrifices évoqués.
Cela éclaire de côté les comportements de ces « on ne peut pas faire autrement » et « on n’a pas le choix ».
Nous allons pouvoir facilement distinguer aujourd’hui les sacrificateurs sans projets, et les optimistes qui ont hâte d’opportunités et de remise en cause, sans craindre les débats d’idées et les oppositions, et même, mais oui, les conflits.
Pour les collaborateurs, les entrepreneurs, les porteurs de projets et managers, et les consultants, il restera à choisir.
Ou à relire René Girard pour en trouver l’issue.
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