Des rites pour du sens
26 avril 2020
Quand on parle de rites, on pense aux ethnologues, en observation de populations primitives, de leurs pratiques religieuses. Claude Lévi-Strauss, dans « Tristes tropiques » fera ainsi le récit de son séjour avec les Nambikwaras, sur les plateaux du Brésil central.
Mais les rites ne sont pas réservés à la religion, ni aux populations primitives. Aujourd’hui, à l’époque moderne, les rites sont encore dans nos sociétés. Ils font partie de la vie politique, familiale, économique. Et même de nos entreprises.
Mais on peut aussi constater que la pratique et l’importance des rites tend à se réduire. On ne ritualise plus autant les grands moments de la vie, ni nos activités. Cela peut même sembler dépassé pour certains. Et l’on pourrait peut-être en déduire que c’est précisément la disparition des rites dans notre vie qui en vide le sens. Car ce manque de sens, ce besoin de sens exprimé aujourd’hui, notamment par les collaborateurs de nos entreprises, il est bien présent.
C’est l’hypothèse que développe Marc Augé, ethnologue directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales dans son ouvrage « Pour quoi vivons-nous ? » (2003), plaidant ainsi pour la renaissance des rites dans nos relations les uns avec les autres.
Qu’est-ce qu’un rite ?
Cela correspond à « ‘l’accomplissement de certains gestes dans un ordre prescrit ; ces gestes sont accompagnés ou non de paroles (prières, formules dites rituelles) ; ces gestes consistent en signes formels (signes de croix, imposition de la main sur le front, bras levés vers le ciel, etc.) et en manipulation d’objets ou de substances (une pierre, une statue, une croix, de l’huile, de l’eau, du sang, du vin.) ».
On peut donc décrire, et les ethnologues en sont de fins analystes, de façon précise le déroulement des rites.
Mais le sens du rite ne se trouve vraiment qu’en fonction du temps où il se situe et de l’espace dans lequel il se déroule.
Dans le temps, on pense aux rites liés aux changements de saisons, à l’arrivée de la pluie. Le temps aussi des moments charnières de la vie : la naissance, la puberté, la mort. Le temps des événements de la vie aussi : l’inscription dans une classe d’âge, le mariage, les funérailles. On voit que le rite intervient aux moments de passage, et que tout rite constate en fait un passage, comme si, dixit Marc Augé, « n’étant jamais assurés de la suite (pas même du retour des saisons), les hommes s’efforçaient toujours d’en ritualiser la nécessité ».
Tout rite prend aussi place dans un espace particulier, et situe les uns et les autres dans l’espace. Les espaces qui font l’objet de rites spécifiques sont par exemple les limites et frontières entre les uns et les autres, les carrefours, lieux de rencontres et d’échanges, les marchés, les espaces publics.
C’est pourquoi, comme le souligne Marc Augé, « le rapport au temps et à l’espace, dans l’activité rituelle, est toujours un rapport aux autres ».
Dans ce rapport aux autres, il y a la toile de fond de la cérémonie rituelle constituée par la collectivité qui l’entoure. La conscience de l’existence de cette collectivité et le fait de se sentir en faire partie ajoute à l’émotion du moment. C’est pourquoi on imagine mal un défilé du 14 juillet ou un match de foot sans spectateurs, comme semblent pourtant l’imaginer certains après la période de confinement.
Le rite a aussi un but explicite de créer un lien entre celui qui en est l’objet (le nouveau-né, l’initié) et un ou plusieurs autres (les parents, les membres de son entourage, ses compagnons).
C’est pourquoi ce que Marc Augé appelle « le sens », n’est pas « je ne sais quelle signification métaphysique ou transcendante, mais simplement la conscience partagée(réciproque) du lien représenté et institué à l’autre ».
Et donc le rite est « le dispositif spatial, temporel, intellectuel et sensoriel (il peut faire appel à la musique, au mouvement, aux couleurs) qui vise à créer, à renforcer ou à rappeler ce lien. Ce faisant, il établit des identités relatives (relatives à la vie familiale, à la vie affective, à la vie politique, à la vie professionnelle) - identités qui supposent toujours l’établissement préalable de liens avec certains autres, certaines catégories d’autres : parents, partenaires, citoyens, collègues. Pouvoir créer ce lien avec les autres est la condition nécessaire pour créer de l’identité, des identités ».
Ainsi, ce serait cette difficulté à penser le lien aux autres qui nous ferait douter du sens ou qualifier notre époque de « crise d’identité ».
Le lien que permet le rituel est un lien symbolique, au sens où les partenaires d’un acte symbolique échangent entre eux des signes de reconnaissance. On sait en effet que le symbole, au sens étymologique, est une pièce de monnaie coupée en deux dont la réunion des deux moitiés permettait à des partenaires, par exemple commerciaux, de se reconnaître mutuellement.
On pourrait penser que nous n’avons plus besoin de ces liens et de ces rituels. En effet, l’afflux des images et des informations qui nous parviennent peuvent donner l’illusion que le monde est à nos portes, l’actualité notre journal de bord, les horaires de la télévision pouvant remplacer dans notre agenda la liturgie chrétienne et les cloches des églises de l’ancien temps. L’avenir serait alors à la solitude, à la fin des rites et à la mort du lien symbolique. Erreur, nous dit Marc Augé, car « le lien symbolique est consubstantiel à l’idée de langage, d’humanité et de société ».
C’est pourquoi il n’imagine pas, et cela résonne encore plus en lisant cela en ce moment, « six milliards d’individus rigoureusement éloignés les uns des autres et communiquant par écrans interposés ».
Alors si le rite est bien la condition du sens social, c’est à nous de le faire revivre, sous la forme de « rites laïques ». Car il ne s’agit pas de confondre rite et religion (on a souvenir, à titre de mauvais exemples, des rites politiques qui s’assimilaient à des rites religieux, sous les régimes autoritaires).
L’auteur ne nous donne pas de « recette de rites ». C’est à nous et à chacun de les inventer et de les pratiquer, de prendre conscience que les autres existent et que nous pouvons avec eux échanger, ne seraient-ce que des sourires, des larmes, ou quelques mots, pour nous prouver que nous existons.
Nous pouvons construire ces rites dans nos entreprises, dans notre management, dans notre communication.
En ce moment où les liens semblent un peu distendus, où l’on pourrait croire que le télétravail va devenir la norme, ce rappel à la vie, aux liens symboliques, et à la relation des uns avec les autres, fait du bien, et donne envie de vraie vie.
Ce que le rite nous enseigne : « survivre, si on le désire, c’est comprendre que l’on n’est jamais tout à fait seul ».
Quels rites allons-nous retrouver ou mettre en œuvre pour retrouver ce sens de la collectivité ?
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