L'effet cobra
05 février 2020
On appelle cela "l'effet cobra".
Cela fait référence à une histoire dans un village en Inde, au temps de la colonisation anglaise, où le gouverneur eut l'idée de proposer de verser une prime à tous ceux qui ramèneraient des cobras morts, pensant ainsi contribuer à l'élimination de ces serpents maléfiques du territoire. Il en résultat que des malins décidèrent de développer des fermes d'élevages de cobras, leur permettant de ramener de nombreuses dépouilles et ainsi de toucher le maximum de primes. Le gouverneur voyant la supercherie décida de supprimer cette offre de prime, causant ainsi la faillite de ces fermes, qui relâchèrent en nombre les serpents, contribuant ainsi à augmenter le nombre de cobras sur le territoire.
Cet "effet cobra", c'est cet effet que pense constater Paul Millerd, consultant et entrepreneur qui rédige le site / blog Boundless, dans un article récent, à propos des "plans de transformation" qu'entreprennent les dirigeants.
L'intention de départ est louable : le dirigeant, se sentant en charge de faire faire le maximum de progrès à l'entreprise dont il assure la fonction de CEO va s'attaquer à en augmenter les revenus, et à en réduire les coûts, mais au-delà de ça, dans un monde de plus en plus complexe et incertain, va imaginer une "transformation" sur un horizon pluri-annuel. En y intégrant ses convictions et ses intuitions propres.
L'hypothèse qui est ainsi faite, plus ou moins, c'est que le changement va se concentrer autour du leader de l'entreprise, capable de designer, d'implémenter et de dégager les bénéfices qui amélioreront les résultats de l'entreprise.
Et c'est là que se révèle l'angle mort, tant pour le dirigeant que pour le consultant qui va l'accompagner : cet angle mort, c'est l'évidence que l'on ne voit pas, aveuglé par nos certitudes et "croyances". Cette croyance, c'est d'imaginer que c'est ce type de "plan" qui va transformer et améliorer les performances de l'entreprise.
Le scénario ,on l'a tous connu un jour ou l'autre, est toujours le même, mais une certaine forme d'amnésie nous incite à toujours le rejouer : quelques personnes, des consultants , des chasseurs de cobras de toutes sortes, ont imaginé une liste d'actions et de projets à mettre en oeuvre qui vont améliorer significativement la performance économique sur plusieurs années. Les "impacts" sont chiffrés, action par action, le calendrier est prêt. Le dirigeant n'a plus qu'à dire oui, et à donner un nom sympa au "programme".
Et c'est parti. Le plan va être lancé, des actions dans tous les sens vont se déployer. Et, au bout de quelques années, les dirigeants sont partis exercer leur talent ailleurs, les chasseurs de cobras ont changé de client, et plus personne n'est encore là pour venir mesurer si les résultats promis sont vraiment au rendez-vous, sans parler de tous les événements "imprévus" qui seront venus perturber ou entraver le plan initial. Personne ne sera là pour mesurer si ce que l'on avait identifié a priori comme un "impact" (positif, bien sûr), n'est pas devenu un impact négatif, sur des éléments plus immatériels (le moral des troupes, l'engagement des collaborateurs).
Alors avec un nouveau dirigeant, on va lâcher de nouveaux cobras, de nouvelles listes d'actions, de nouveaux chasseurs de cobras vont se manifester, on fait chauffer les powerpoint, un nouveau nom sympa, et c'est reparti. La roue tourne !
Ce scénario va se répéter et se répète dans de nombreux environnements. Et pourtant, on connaît les études, souvent l'oeuvre de consultants qui ont eux-mêmes contribué à ces "programmes", qui montrent que seulement un quart de ces types de plans sont de véritables succès à court et moyen terme (on espère tous faire partie de ce quart), et que cette tendance à l'échec, malheureusement, s'accentue. L'"effet cobra", là-dedans, c'est que ce modèle nourrit l'ego des dirigeants qui acquièrent une réputation de transformateur (le côté césarisme dont j'ai déjà parlé ICI), et il nourrit aussi tous ceux qui tournent autour : auteurs, conférenciers, consultants, toute une communauté qui vie de ce genre d'exercice. Et donc puisque tant de chasseurs de cobras vivent du système (les plans de transformation qui n'ont pas trop bien marché nourrissant la conviction qu'il va falloir en lancer de nouveaux pour obtenir les progrès attendus), pourquoi s' arrêter ?
Pourtant, ils existent quand même, ceux qui veulent vraiment inventer et déployer des modèles qui marchent et apporter de vrais résultats (On a tous envie de réussir). L'auteur de l'article évoqué n'en parle pas trop finalement, mais évoque comme une piste la meilleure appréhension de la complexité, l'implication des collaborateurs qui sont au plus près des opérations et des clients, et de s'inspirer de la théorie du chaos et des sciences de la complexité. Et cela implique sûrement aussi de donner plus de place dans la réflexion au temps long (ne dit-on pas qu'il est vain de faire pousser les salades en tirant sur les feuilles). Attitude pas très facile ni très à la mode dans une période où l'on veut tout tout de suite.
Mais peut-être que l'on peut changer la mode, par effet de contamination, avec ceux qui pratiquent d'autres méthodes. Et être de plus en plus nombreux, dirigeants comme consultants, à éliminer ces angles morts qui empêchent de réussir.
A chacun de commencer, et peut-être aura-t-on un peu moins de chasseurs de cobras qui font proliférer les cobras et plans de transformation sans lendemain.
Comme toujours des observations très à propos !
Rédigé par : Cyril JOSSET | 19 février 2020 à 09:59