Un mal dont il ne faut pas parler
Qu'est-ce qu'un héros ?

L'économie des vainqueurs

VainqueurLes nouvelles technologies, il suffit de les évoquer pour en imaginer toutes les libertés qu’elles nous permettent : avec internet, j’accède au monde entier, je peux tout savoir, et c’est un moyen d’échange sans limites. Les Echos de ce vendredi 22 novembre mentionnent que la FEVAD (Fédération de l’e-commerce et de la vente à distance) prévoit que les ventes de Noël sur la Toile devraient dépasser les 20 milliards d’euros, amenant ainsi le chiffre d’affaires du secteur de l’e-commerce pour 2019 à 100 milliards d’euros en France (dont 40% achetés sur mobile), soit une multiplication par quatre en dix ans. Comme tout ce qui concerne ce monde de la Tech, les chiffres progressent de manière exponentielle.

Oui, mais voilà, ceux qui en profitent sont l’élite des « happy few ». Amazon est le premier avec 30 millions de visiteurs uniques par mois sur le troisième trimestre 2019 (20 millions pour Cdiscount, 15 millions pour Booking.com), signe d’une très forte concentration. Et les autres sont largués.

Au point que l’on peut se demander si ces nouvelles technologies ne créent pas structurellement une économie radicalement inégalitaire, où les vainqueurs emportent tout, pour les entreprises, mais aussi les personnes et les Etats.

C’est la thèse de Philippe Delmas dans son livre « Un pouvoir implacable et doux – La Tech où l’efficacité pour seule valeur ».

Quelques chiffres rapportés par Philippe Delmas pour comprendre cette « économie des vainqueurs » : En 2018, Apple et Google contrôlent 97% des logiciels de téléphonie mobile, contre 5% en 2005. En 2016, Amazon a capté les deux tiers de la croissance du e-commerce aux Etats Unis. 75% du marché mondial du streaming musical et les deux tiers des ventes d’applis en ligne appartiennent à Apple. Et ça continue avec la publicité, forcément : En 2018, Google et Facebook ont capté la moitié des recettes publicitaires mondiales sur le Net et 60% aux Etats Unis où la publicité digitale représente maintenant la moitié du marché publicitaire total.

Alors bien sûr ça rapporte : En 2018, la marge nette (Bénéfice net / Chiffres d’affaires) des leaders de la Tech (Philippe Delmas aime bien parler comme ça de « La Tech ») dans l’industrie comme dans les services est de l’ordre de 25%. Dans les industries traditionnelles seul Ferrari atteint ce chiffre. Cela crée une formidable accumulation de capital, qui permettrait à Apple d’acheter en cash la société Total (ce n’est néanmoins pas dans ses intentions, ce cash étant plutôt consacré à des acquisitions de sociétés ciblées par leurs compétences complémentaires). C’est comme ça qu’entre 2007 et 2017, Facebook, Microsoft et Google ont chacune réalisé une acquisition par mois. Et ces acquisitions ont l’air de se faire à des prix anormalement élevés. Facebook a acheté WhatsApp pour 19 milliards de dollars en 2014, cette année où WhatsApp avait réalisé au premier trimestre un chiffre d’affaires de 16 millions et une perte de 235 millions. Si on paye ainsi 300 fois le chiffre d’affaires une société déficitaire, c’est que la logique est ailleurs. Le véritable actif c’est bien sûr le nombre d’utilisateurs. Il y en avait 470 millions pour WhatsApp lorsque Facebook les a achetés. Cela fait 48 dollars par client, ce qui n’est pas si fou si on anticipe une croissance exponentielle du business. Ce chiffre de 40 à 50 dollars par client est devenu une référence.

Le problème, c’est que derrière ces leaders vainqueurs dont les gains de productivité se poursuivent, il y a tous les autres, dont l’efficacité stagne ou baisse. Pendant que les vainqueurs gagnent, les autres meurent, car les gains de productivité des leaders se diffusent de moins en moins dans le tissu économique des autres entreprises du secteur.

Mais cet écart qui se creuse se constate aussi à l’intérieur des entreprises. Car les évolutions technologiques poussent aussi à créer des écarts de salaires en augmentation. Le besoin de qualification est le signe d’une course contre la machine. Au fur et à mesure que les machines peuvent réaliser les tâches élémentaires, la prime à la qualification ne cesse d’augmenter. En 1985, dans l’OCDE, l’écart de rémunération entre les 10% les mieux payés et les 10% les moins payés était de 7 en moyenne. Trente ans après il est de 10. Et aux Etats-Unis, sur trente-cinq ans (1980-2014), la moitié inférieure des salaires n’a connu aucune augmentation du pouvoir d’achat. Pendant ces trente-cinq ans, les deux-tiers de l’augmentation du revenu national sont allés aux 10% les mieux payés. L’évolution technologique, « La Tech », est pour Philippe Delmas la cause de la polarisation des revenus et de ce privilège des vainqueurs.

Car dans ce monde, la protection de la propriété intellectuelle devient un élément très important. Comme le cycle de développement des logiciels est de plus en plus court, les chances d’apparition d’un concurrent sont plus réduites, et la propriété intellectuelle des premiers impose d’être très innovants pour émerger avec une nouvelle innovation. La vigilance des leaders à l’égard de cette propriété est forte, y compris vis-à-vis des sociétés qu’ils rachètent (et au rythme d’une acquisition par mois la confiscation de la richesse intellectuelle accumulée est énorme).

Le phénomène est identique pour les talents humains. En offrant des salaires que personne d’autre ne peut égaler les leaders de la Tech concentrent encore la puissance intellectuelle.

On l’a compris, nous vivons aujourd’hui une contradiction entre une économie innovante, qui se développe de manière exponentielle, et une économie concurrentielle qui est tuée par l’économie innovante.

Trouverons-nous de quoi nous sortir de cette spirale ?

Philippe Delmas imagine des pistes en repensant les règles de la propriété intellectuelle, par exemple en la limitant dans le temps, permettant ainsi à d’autres compétiteurs d’émerger, et en mettant plus à contribution les revenus du capital dans la protection sociale de ceux qui ne seront pas salariés des leaders de la Tech, et ne pourront plus tirer leur protection sociale des seuls emplois, la part des salaires dans le PIB étant vouée à stagner, et à diminuer.

Il est temps, si l’on lit bien l’auteur, de considérer que les nouvelles technologies et le nouveau monde de l’économie numérique nous obligent à repenser notre « pacte » économique et social, et à inventer les nouvelles règles qui nous permettront de vivre dans ce nouveau monde de manière moins inégalitaire.

Voilà un bon défi pour nos politiques, et nos propositions de citoyens.

A nous de jouer.

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