Vertigo
29 juin 2019
C’est une évidence : Avec le numérique, les échanges sont facilités. On peut être connectés à tout moment et à tous sans même jamais être en présence de personne.
On peut voir ça comme un avantage, qui permet la coopération à distance et les échanges de données. Et aussi une transformation dans nos façons de manager à distance.
Mais ces possibilités de coopération numérique, qui peut se substituer aux échanges en pleine présence des personnes, remet aussi en question nos façons de manager et de collaborer au sein de nos entreprises et en société.
C’est l’objet d’un des chapitres du livre de Valérie Julien Grésin et Yves Michaud, « Mutation numérique et responsabilité humaine des dirigeants », dont j’ai déjà parlé ICI.
La question, c’est : Est-ce que le numérique enrichit ou appauvrit la collaboration ?
Valérie Julien Grésin rappelle déjà la différence entre collaboration et coopération : collaborer vient de cum laborare, « travailler ensemble », alors que coopérer vient de cum operare, « agir ensemble ».
Cela permet de distinguer la situation où nous sommes comme des instruments les uns envers les autres (collaborer) et celle où nous coconstruisons quelque chose qui en appelle au meilleur des habiletés de chacun (coopérer).
Avec le numérique, c’est vrai, le management s’est transformé.
Il y a un côté magique : Pour informer tout le monde, j’envoie un mail, l’information circule de haut en bas, et en transversal, à toute vitesse. Et surtout, ça marche 24/24. Une nouvelle idée, un objectif ou une réunion à rappeler ? J’envoie le mail, même le dimanche à 22H00, et comme ça tout le monde est vraiment bien prêt pour la réunion du lundi matin.
Et, comme tous les employés emportent leur téléphone, et parfois leur ordinateur, en vacances, on reste connectés. Rien de tel pour préparer le retour que de garder le contact pendant les vacances ; on peut envoyer les mails, je sais qu’ils les consultent tous les jours, comme moi d’ailleurs.
Pour changer l’organisation et refaire l’organigramme, j’ai Powerpoint, c’est fantastique : je recase tous les collaborateurs dans les bonnes cases à toute vitesse. Et Hop, c’est bon, j’envoie ma note d’organisation. Et comme ça tout le monde est informé.
Le danger dans tout ça, et Valérie Julien Grésin le souligne bien, c’est que cela nous fait perdre progressivement l’habitude et la capacité de nous confronter au réel. Car ce réel, c’est-à-dire des personnes réelles physiquement en face de nous, c’est la limite à notre pouvoir. Rien de plus complexe que d’affronter les autres en réel, avec les conflits, les oppositions. Alors qu’avec le numérique, on s’habitue à diffuser ses humeurs sur la Toile, sans retour réel. C’est là le risque du numérique pour ceux qui imaginent pouvoir faire progresser les choses en restant derrière leurs écrans à traiter les informations. Comme un consultant qui réduit son activité à rédiger des réponses à des appels d’offres sans jamais se déplacer pour rencontrer et se confronter à de vraies personnes, des clients en chair et en os.
C’est pourquoi le numérique, c’est aussi ce qui développe ce sentiment de surpuissance, l’impression qu’il nous permet tout, y compris d’envoyer des mails 24/24 à tout le monde. C’est la possibilité de satisfaire tous nos désirs instantanément.
La numérisation et internet apportent des possibilités extraordinaires de faire trente-six mille choses qu’on n’imaginait pas faire il y a trente ans. Mais c’est aussi un facteur vertigineux d’exacerbation de l’hubris, en raison de l’immédiateté absolue des satisfactions imaginaires possibles.
Ce qui caractérise l’ère du numérique, c’est aussi l’accélération. Laure Belot y consacre un article très instructif dans Le Monde du 26 juin, exemples édifiants à l’appui.
Selon un sondage, 82% des français se disent plus impatients qu’auparavant. On veut que les applications sur nos ordinateurs et smartphones s’ouvrent le plus rapidement possible. On peut tester son site avec Thinkwithgoogle.com, rubrique « Test my site”, en indiquant son site. Si ça répond en 2 secondes, il est « lent ». Pour être « rapide », il faut être à 0,1 seconde. Le temps d’un battement de cil.
C’est pareil au cinéma : la longueur moyenne d’un plan est passée de 12 secondes en 1930 à 2,5 secondes en 2010.
Et la musique : le rythme moyen des tubes américains s’est intensifié de 8% entre 1986 et 2015, passant de 94 à 101 battements par minute. L’étude des Top 10 américain a montré aussi que la voix arrive maintenant 5 secondes après le début d’un morceau, contre 23 secondes en 1986. Pareil pour la durée des morceaux : la musique pop est maintenant sur un format de 2 minutes 30, alors qu’il y a encore quatre ans on éditait des morceaux de 3 minutes 30 pour la radio.
Mais ce n’est pas tout. Cela concerne aussi notre nez : Aujourd’hui un consommateur potentiel doit être accroché par un parfum en moins d’une demi-minute, dans le magasin, autrement il s’en détourne, alors que dans les années 80, il prenait 5 à 10 minutes pour se décider dans le magasin. Résultat : il faut travailler sur l’excitation olfactive et l’impact des senteurs sucrées, qui donnent envie beaucoup plus vite. C’est pourquoi les plus grands succès mondiaux ont des notes de tête très travaillées.
Et tout le monde s’y met. Sur les messageries type WhatsApp, Messenger ou WeChat, il s’échange 41,6 millions de messages en 60 secondes en 2019, soit 10% de plus qu’en 2017.
Les conséquences sont prévisibles : dans cet environnement où les individus obtiennent beaucoup d’informations très rapidement, mais s’en désintéressent de plus en plus vite, ils sont saturés plus tôt. Et aussi, poussés par l’activité, adultes, adolescents, mais aussi les enfants, dorment de moins en moins dans les pays développés. Et 35% des américains possédant un smartphone le regardent moins de 5 minutes après leur réveil.
Cela va développer une tendance à l’impatience, et ce sentiment chez l’enfant que pour exister, il faut s’exciter. Et forcément, toutes ces stimulations font que notre attention se divise.
Alors, comment s’en sortir ?
Pour Carmen Leccardi, sociologue citée dans l’article du Monde, « nous allons devoir bâtir de nouveaux équilibres entre temps humain, qui anthropologiquement est lié aux rythmes naturels, temps social, technologique, et financier. La difficulté sera de continuer à avoir du temps pour soi, pour s’asseoir, regarder le ciel, se promener, lire un livre ».
Et dans nos entreprises ?
Odile Collignon, Directeur de MSH International, interrogée dans le livre de Valérie Julien Grésin, remarque que « ce qui fait la différence entre les leaders d’aujourd’hui c’est la capacité d’avoir une vision globale et de garder la vue générale du puzzle. S’il n’y a pas cette prise de recul, pour assurer la cohérence globale, la seule expertise ne peut pas permettre de faire avancer globalement l’entreprise. Il faut des experts, mais les entreprises ne peuvent performer dans l’environnement actuel en fonctionnant en silos ».
Or le numérique pousse à l’accélération de cette information fragmentée, qui change tout le temps.
Le temps de lire, de regarder, voilà un bon conseil pour ne pas être pris dans le vertige du numérique, et préserver, ou développer, une vision globale de plus en plus utile.
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