It's good to be the king !
28 février 2019
On les appelle les Alpha. Ce sont ces personnes qui en imposent, qui appartiennent à la caste de ceux qui dirigent et influencent les autres. Ce sont, dans nos entreprises, ceux qui prennent les décisions, qui donnent des ordres, qui obtiennent les résultats qu’ils recherchent avec le minimum d’efforts, car les autres, appelons-les les « Béta », sont consciemment ou non, là pour les servir et être dominés.
Et ces Alpha protègent bien leur position en réaffirmant leur autorité sur leurs employés, leurs collègues, leurs « partenaires ».
Et pour se protéger des autres Alpha qui pourraient surgir sur leur territoire, un client qui veut négocier, un collaborateur qui revendique, quelqu’un qui voudrait lui vendre quelque chose, ils vont s’entourer des bonnes barrières pour réduire ces Alpha potentiels à un rôle de bon Béta.
Pas facile d’y résister (voire même d’essayer) quand vous vous rendez en visite à l’Alpha des Alpha, le PDG de l’entreprise. Même si on en est conscient, le revivre est à chaque fois un jeu inépuisable.
Dans les grands Groupes, ça commence par le hall d’accueil. Immense, un endroit destiné à accueillir les visiteurs, mais en réalité à vous faire bien comprendre que vous êtes, en pénétrant ici, dans un état de subalterne.
Arrivé devant l’accueil, un des trois ou quatre réceptionnistes lève le regard vers vous. Si vous venez voir un Directeur quelconque, vous allez devoir sortir votre pièce d’identité, voire remplir un formulaire pour indiquer qui vous venez voir, d’où vous venez, voire donner votre numéro de téléphone (que vont-ils en faire ?). Vous allez ensuite attendre que quelqu’un vienne vous chercher, ou que l’on vous indique de monter vous-même au bon étage, en attendant dans un coin du hall, devant une table basse couverte de prospectus de la société, parfois le rapport annuel sur papier luxe, et de magazines et de journaux un peu cornés, datant de plusieurs semaines, vous rappelant que d’autres gens anonymes qui vous ressemblent vous ont précédé à cet endroit.
Si vous venez voir le PDG, rien de tout ça. On va vous accompagner pour vous amener au château où l’on ne pénètre pas tout seul. Vous avez précisé que vous avez rendez-vous à 15H00, la réceptionniste va vérifier que votre nom est sur la liste ; il est 14H50, c’est bon.
Vous ne prendrez pas les ascenseurs des employés et visiteurs normaux ; on vous accompagne à l’autre bout, vers un ascenseur réservé au PDG. Devant l’ascenseur, encore deux employées vous accueillent, en uniforme bien sûr, et vous envoient un sourire de bienvenue, la pression monte.
Vous embarquez avec votre accompagnatrice dans l’ascenseur jusqu’au…dernier étage, tout en haut. Parfois c’est très haut, le temps de banalités avec une accompagnatrice qui fait ça toute la journée, et à qui on ne sait pas trop quoi dire. Certains sujets stratégiques sont souvent de mise : la météo, la qualité du transport pour venir (les embouteillages pour la voiture, la bonne accessibilité du parking ; si vous parlez du métro, aïe, vous perdez des points, même si, elle, prend le RER tous les matins).
Arrivé au dernier étage vous êtes dirigé vers une salle d’attente, beaucoup plus chic que le hall d’entrée, c’est sûr. Elle est immense. Revues chic, une bibliothèque remplie de livres d’art. Votre accompagnatrice vous indique que vous avez des bouteilles d’eau à votre disposition, « je vous laisse vous servir » ; vous n’avez pas le temps de répondre, elle est déjà partie.
L’endroit est silencieux, personne qui court dans les couloirs, aucune conversation de machine à café. Monsieur PDG serait-il tout seul à cet étage ?
C’est lui-même qui vient vous chercher, non pas à 15H00, mais à 15H15 ou plus. Il vous explique que l’agenda est très chargé. Et qu’il attend après vous un visiteur important. Vous comprenez, vous auriez presque envie de vous excuser d’avoir demandé et d’être reçu à ce rendez-vous.
Vous arpentez ce long couloir où vous ne croisez personne, trottinant derrière Monsieur PDG. Arrivé près de l’entrée du « Bureau du PDG », des personnes humaines, des femmes en général, deux, trois ou quatre, voire plus ; ce sont les assistantes personnelles de Monsieur PDG. Elles vous disent bonjour parfois. Mais pas aussi longuement qu’elles regardent Monsieur PDG, et à qui elles vont rappeler que le visiteur important, un chinois, sera là bientôt. Et qu’elles le préviendront quand il sera arrivé. Vous avez déjà l’impression qu’elles vous disent au revoir alors que votre entrevue avec Monsieur PDG n’a pas encore commencé.
Vous entrez enfin dans le bureau. Une salle de bal, pas loin de 100 m2, grande table, grand bureau, coin salon, tout est magnifique. Si Monsieur PDG a été nommé récemment, vous ne manquez pas de remarquer que la décoration paraît toute neuve, car il a peut-être tout refait faire, pour ne pas ressembler à son prédécesseur. L’Alpha aime toujours marquer son territoire de sa marque. Amusant d’essayer de remarquer les objets symboliques et personnels qui y sont exposés. J’y ai déjà vu les mémoires de Churchill, ou un exemplaire de la Pléiade des « fleurs du mal » de Baudelaire. Dans le bureau de Monsieur PDG, on ne trouve pas les banals rapports de l’entreprise, mais du raffiné, comme si dans ce lieu où « tout est luxe, calme et volupté », on dirigeait avec les mémoires de Churchill et les fleurs du mal.
Monsieur PDG vous propose un café ; il appelle d’un signe de la main un employé empressé, dans un bel uniforme ou costume, qui va revenir quelques instants plus tard avec un plateau et un service à café en porcelaine. Vous êtes bien au château.
Vous allez vous asseoir soit dans les canapés, soit autour de la grande table majestueuse, cela va dépendre, et cela sera aussi un signe indicatif de quel type de Béta vous êtes, du degré d’intimité que Monsieur PDG va vous accorder.
Voilà, tout est en place. Vous êtes en face de l’Alpha. Vous allez maintenant avoir trente, quarante minutes, peut-être une heure, pour amuser l’Alpha, le distraire, le surprendre, le convaincre, et surtout ne pas l’ennuyer ou lui parler de sujets qu’il réserve à ses collaborateurs, à ses multiples Directeurs qui font un boulot formidable. Lui, vous l’avez bien compris, c’est autre chose.
Quand le chinois sera arrivé, et que l’assistante sera venue le confirmer, vous comprendrez que l’entretien doit maintenant se terminer. Il est préférable que vous ayez bien surveillé l’heure.
Monsieur PDG va vous raccompagner lui-même, on échange encore quelques mots, quelques sourires, oui, oui à très bientôt, on va se revoir. Et on confirme ce sur quoi on s’est mis d’accord, signe que l’on vous a accepté à la Cour. C’est peut-être le début d’une belle histoire. Vous rencontrerez ensuite, plus tard, quelques Directeurs et courtisans, tout auréolé d’avoir pénétré dans le château de l’Alpha. Vous serez bien accueilli.
Voilà, ça se passe comme ça, au pays des Alphas.
Nous sommes bien en 2019, car ces rituels, qui viennent de loin, n’ont pas beaucoup changé.
« It’s so good to be the king”.