Désir
18 novembre 2018
Dans le roman de Cervantès, « Don Quichotte », Sancho Pança, depuis qu’il fréquente Don Quichotte, rêve d’une « île » dont il deviendra le gouverneur. Il veut aussi un titre de duchesse pour sa fille. En fait ces désirs-là ne sont pas venus spontanément à cet homme simple de Sancho, mais c’est Don quichotte qui les lui a suggérés. C’est d’ailleurs de Don Quichotte lui-même que le valet Sancho compte recevoir cette île.
A partir de cette histoire, René Girard a construit sa théorie du « désir triangulaire » : le disciple se précipite vers le modèle, l’objet, que lui indique le médiateur du désir.
Ainsi, nous nous croyons, à tort, libres et autonomes dans nos choix, alors que nous ne faisons que désirer des objets désirés par un autre.
Pour illustrer cette thèse, René Girard utilise des exemples tirés de la littérature romanesque dans son ouvrage « Mensonge romantique et vérité romanesque ».
Proust fournit de nombreuses inspirations, tel cet épisode de la « Recherche du temps perdu », où le narrateur, Marcel, éprouve un désir intense à voir jouer une actrice de théâtre, la Berma. Mais d’où vient ce désir ? ce n’est pas le souvenir de représentations anciennes ; il n’a aucune expérience d’art dramatique. Mais il n’a pas inventé non plus la Berma, l’actrice est bien réelle. Ce qui va le mettre à désirer passionnément cette actrice, c’est Bergotte, qui jouit auprès de lui d’un immense prestige. Et c’est Bergotte qui est ainsi le médiateur du désir de Marcel.
L’histoire ne s’arrête pas là, car Marcel s’étant rendu à une représentation de la Berma, il en revient déçu. Il se trouve en présence, de retour à l’appartement, de M. de Norpois. Marcel avouant sa déception, M. de Norpois se sent obligé de rendre à la grande actrice l’hommage de quelques pompeux clichés. Alors, pour Marcel, les paroles du vieux diplomate viennent remplir le vide creusé par le spectacle dans son esprit. Voyant le lendemain un compte rendu dans le journal mondain, Marcel, désormais, ne doute plus ni de la beauté du spectacle, ni de l’intensité de son propre plaisir.
Car si René Girard analyse finement ce phénomène du « désir triangulaire », il précise aussi que celui qui en est victime ne s’en rend pas compte, croyant vraiment que son désir lui est propre. Ce que provoque ce « désir », c’est aussi ce que Stendhal appelle « l’universelle vanité », qui débouche sur « l’envie, la jalousie, et la haine impuissante ».
Car si le médiateur qui provoque en moi ce désir (d’être aussi beau que lui, aussi riche, aussi talentueux, aussi célèbre) ne me permet pas d’obtenir cet « objet » désiré (je me sens moins beau, moins riche, moins talentueux, moins célèbre) alors je vais ressentir cette « haine impuissante » à son égard.
On les reconnaît bien, ces personnes, qui sont constamment en train de confondre leurs désirs avec ceux des « médiateurs » qu’ils côtoient et à qui ils veulent faire plaisir, ou qu’ils envient. Je vais dire que j’aime le bleu parce qu’il aime le bleu, mais, en réalité, je ne me sens pas vraiment attiré plus que ça par cette couleur. Et c’est ainsi que certains en arrivent à ne connaître leurs désirs qu’à travers les désirs des autres, qu’ils envient ou jalousent, sans jamais connaître leurs vrais désirs.
Pas facile de se retrouver.
Le dernier volume de la « Recherche du temps perdu » de Proust s’appelle d’ailleurs « le temps retrouvé », dans lequel René Girard identifie que « retrouver le temps c’est retrouver l’impression authentique sous l’opinion d’autrui qui la recouvre ; c’est donc découvrir cette opinion d’autrui en sa qualité d’opinion étrangère ; c’est comprendre que le processus de la médiation nous apporte une impression très vive d’autonomie et de spontanéité au moment précis où nous cessons d’être autonome et spontané. Retrouver le temps c’est accueillir une vérité que la plupart des hommes passent leur existence à fuir, c’est reconnaître que l’on a toujours copié les Autres afin de paraître original à leurs yeux comme à ses propres yeux. Retrouver le temps, c’est abolir un peu de son orgueil ».
Mais alors, qui sera le médiateur qui nous fera retrouver ce temps et ce désir authentique ?
Un désir authentique.
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