Tous gardiens de cochons
25 février 2017
Vous avez remarqué comme moi que l'on appelle de plus en plus de gens par leur prénom. Et que l'on est soit même désigné par notre prénom, même par des personnes qui ne nous connaissent pas du tout, au premier contact.
Cette semaine, je le constate encore lors d'une présentation d'une proposition par une équipe à un client potentiel, à des personnes que l'on n'avait jamais vues. A la fin de la réunion, forcément, c'est "Au revoir Elisabeth; Au revoir Hervé". Pour faire sympa; pour aussi se rassurer.
Pour certains, vous devez en connaître comme moi, c'est devenu systématique, surtout lorsqu'ils rencontrent quelqu'un de prestigieux, ou un une personnalité connue. L'appeler par son prénom, même si on ne le connaît pas plus que ça, voire pas du tout, devant un tiers va donner ainsi l'aura d'être un intime de cette personne, pour en mettre plein la vue à ce tiers qui, on l'espère, va faire ainsi rejaillir, par transmission, l'importance du personnage ainsi désigné vers la personne de celui qui l' a appelé par son prénom. Il est ainsi très chic dans les dîners en ville, de pouvoir parler de François au lieu de François Hollande ou François Fillon (à condition de ne pas se tromper). ça marche bien dans les partis politiques : plus la personnalité est importante, plus on va lui donner du Emmanuel ou du Benoît.
Ça marche aussi dans les milieux professionnels : En appelant Bernard Arnault par son prénom, Bernard, , même si je ne l'ai croisé que deux fois lors d'une conférence, je m'abreuve de l'illusion que je suis de son milieu, des grands dirigeants de groupes comme LVMH, comme un "pote". Cela marche bien chez les consultants aussi; le "surname dropping" encore plus fort que le "name dropping".
Ce sujet fait l'objet d'un article dans L'Express de cette semaine, rédigé par Anne, Anne Rosencher. Elle nous permet d'aller analyser ce que signifie cette Prénom-mania. Elle appelle ça "la nouvelle tyrannie du prénom".
Pour expliquer cette disparition du nom de famille dans nos relations sociales, Anne cite Jean-Pierre (Le Goff), sociologue, qui considère que cette habitude est symptomatique de notre époque : " L'individu s'insère de moins en moins dans une dimension collective institutionnelle. On ne pense plus les rapports que dans un monde dual- deux individus particuliers interagissant avec une forte dimension psychologique et affective. Le nom de famille, lui, renvoyait à une filiation. Une insertion dans une lignée".
Et cette relation duale est tellement prioritaire qu'elle est aussi le moteur de ceux qui appellent ainsi tout le monde par leur prénom. Alors qu'il suffit de regarder les films du début du siècle dernier pour y voir les personnages s'appeler par leur nom uniquement. A l"époque, c'était le prénom, intime, qui était occulté. On parlait du patron ou du collègue en l'appelant Dubois ou Dupont, et surtout pas Jean-claude ou Bernard. Il y avait d'ailleurs une expression populaire, que l'on n'entend moins ou plus du tout, qui servait de cordon sanitaire à trop de familiarité : "On n'a pas gardé les cochons ensemble". Cette expression était plutôt celle de personnes de la haute société qui n'acceptaient pas trop de mixité sociale.
Mais aujourd'hui, comme le dit Anne Rosencher dans son article, " Tout le monde semble avoir gardé les porcins ensemble: les animateurs du PAF, les participants aux jeux télévisés, les polémistes, les artistes, les hommes politiques". Alors que dans la société du XIXème siècle les seuls à être appelés par leur prénom étaient les domestiques. Comme la fameuse Mariette chez Balzac.
Parfois cet usage du prénom sans sommation peut faire réagir. Lors d'une émission politique sur France 2, pendant la primaire de la Droite, Bruno Le Maire se fait reprendre violemment par une syndicaliste cégétiste qu'il avait appelé Ghislaine: " Monsieur Le Maire, je ne permettrais pas de vous appeler par votre prénom. Je vous appelle Monsieur Le Maire; appelez-moi Mme Joachim-Arnaud et pas Ghislaine : nous ne sommes pas amis". Voilà ainsi une demande de respect, et de distance. Mais aussi le signe que la cégétsite aime mieux la filliation que l'individu. Mais observer le regard ébahi de Bruno Monsieur Le Maire est burlesque.
Face à cette évolution, et à l'importance prise par le prénom dans la société et les relations humaines, le prénom devient une étiquette qui renseigne sur la personnalité. Son choix n'est d'ailleurs plis contraint par la loi. Jusqu'en 1993, la règle obligeait les parents à choisir parmi les "noms en usage dans les différents calendriers et ceux des personnages connus de l'histoire ancienne". Une loi de 1993 a aboli tout cela. Les parents sont alors libres de laisser libre court à leur imagination. Et c'est ainsi que certains veulent changer l'étiquette, et sont de plus en plus nombreux. 2500 à 2800 Français obtiennent chaque année l'autorisation de changer de prénom auprès de l'état civil (contre 1500 avant 1993). 80% des demandes proviennent de personnes qui ont au moins un parent né à l'étranger. Le changement est de se séparer de son identité familiale (Samia devient Marie, Mustapha devient Maurice). (Mais il y a d'autres cas : on apprend ainsi dans l'article que Marine Le Pen se prénomme en réalité Marion, et a changé son prénom).
On est dans ce que Jean-pierre Le Goff appelle la "désaffiliation" : l'individu complètement individuel, coupé de toute généalogie, et de l'héritage symbolique de ses parents.
L'homme sans patronyme et au prénom changé pourrait se comparer, selon Anne Rosencher, à un "couteau sans manche dont ne manquerait que la lame".
Les gardiens de cochons sont de vrais individualistes ! Et nos relations entre prénoms le signe de la force de l'individu. Pas forcément tyrannique, Anne. A condition de ne pas en abuser.
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