L' homo œconomicus chez le psy
03 août 2016
Le livre de Jean Tirole "Economie du bien commun" se dit à destination du grand public ("un large public" dit l'éditeur PUF dans sa présentation, le malin), mais avec ses 600 pages, ne ressemble quand même pas à un polar. C'est très scolaire et très sérieux. Cela ressemble à un manuel de cours. Mais il permet aussi de découvrir en quoi consiste le job d'un économiste-chercheur comme l'auteur, et de parcourir les grands sujets de la discipline du moment. Alors, je m'y suis mis...
Les 200 premières pages sont justement consacrées à la définition de l'économie et au métier de chercheur en économie.Avec ces transformations.
Car ce métier est, comme de nombreux autres, en pleine transformation. Jean Tirole se fait bon pédagogue pour nous le démontrer.
Car ce qui faisait et fait l'originalité de la discipline économique, c'est l'homo œconomicus. Cet être virtuel est né lorsque l'Economie (qui, selon l'auteur, est une science, par sa démarche scientifique, mais pas une science exacte), qui était auparavant "imbriquée dans l'ensemble des sciences sociales et humaines", a pris son indépendance qu cours du XXème siècle, et a construit son identité propre.
Cet homo aeconomicus, c'est celui qui prend des décisions de manière rationnelle, agit au mieux de ses intérêts étant donné l'information dont il dispose. Et ainsi les politiques économiques sont destinées à combler les différences entre rationalité individuelle de chacun, et rationalité collective, faisant l'hypothèse que ce qui est bon pour un acteur économique n'est pas forcément bon pour la société dans son ensemble.
Mais ces certitudes se sont trouvées fragilisées récemment, quand on a découvert que cet homo œconomicus ne se comporte finalement pas si rationnellement que le disait la théorie initiale. Et c'est ainsi que l'économie revient vers les sciences sociales et la psychologie pour incorporer leurs apports. Et pour Jean Tirole ce mouvement est normal car " l'anthropologie, le droit, l'économie, l'histoire, la philosophie, la psychologie, la science politique et la sociologie ne forment qu'une seule et même discipline, car elles ont les mêmes objets d'études : les mêmes personnes, les mêmes groupes, et les mêmes organisations".
Ce qui vient perturber le comportement supposé rationnel de l'homo aeconomicus, c'est par exemple que nous procrastinons, c'est à dire que nous remettons au lendemain ce que l'on n'a pas envie de faire aujourd'hui, et avons, selon le langage de l'économiste, "une trop forte préférence pour le présent". Cela correspond à nos comportements "court-termistes" auxquels s'intéressent les économistes et les politiques : livrés à nous-mêmes nous n'épargnons pas pour notre retraite, nous abusons de l'alcool, nous nous adonnons au jeu, nous achetons trop vite n'importe quoi à un démarcheur baratineur...Pour nous "protéger" la puissance publique va mettre en place des incitations ou des interdictions : subventionner l'épargne-retraite, un délai de réflexion imposé pour le démarchage, l'interdiction de la publicité pour le tabac, etc; on connaît la chanson. Et ainsi on se trouve face au dilemme entre le respect du choix de l'individu (le moi du présent) et le paternalisme (la défense des intérêts à plus long terme). Ce phénomène est aussi dans le champ d'analyse des neurosciences : le système limbique nous fait aimer le présent, le cortex préfrontal nous fait prendre en compte le futur.
Mais ce qui vient perturber la rationalité de l'homo œconomicus, ce sont ce que l'auteur appelle " les comportements prosociaux". C'est quoi cette maladie ?
Ce sont "des comportements dans lesquels l'individu ne donne pas la primauté à son intérêt matériel et internalise de façon désintéressée le bien être d'autres parties" (voilà comment parle un économiste...Vous comprenez pourquoi l'auteur est un économiste et pas un écrivain). On pourrait appeler ça de l'altruisme, mais Jean Tirole n'est pas d'accord : " L'altruisme est une explication beaucoup trop simpliste"...Et en avant pour la séance de l'homo œconomicus chez le psy.
Les économistes et sociologues ont mis au point des "jeux" de toutes sortes pour tester ces comportements prosociaux, comme par exemple celui (paraît-il très connu) du "jeu du dictateur"..
Cela consiste à proposer, dans des conditions d'anonymat, à proposer à un individu (appelé le dictateur) de choisir entre l'action A qui lui garantit 6€ et donne 1€ à l'autre joueur, et l'action B qui donne 5€ à chacun. Le comportement rationnel consiste à choisir A, qui donne le meilleur bénéfice pour A (dans ce jeu du dictateur, d'où son nom, le joueur B n'a rien à dire). Et pourtant en pratique les trois quarts des joueurs dictateurs à qui ce choix est proposé choisissent B. Aussi parce que le sacrifice associé à l'action généreuse (B) est faible par rapport à l'égoïsme (A).
Cette "générosité" est en fait motivée par trois facteurs possibles distincts : la motivation simple (je suis naturellement généreux), la motivation extrinsèque (je suis poussé par des incitations externes à être généreux), et enfin la volonté de donner une bonne image de moi, de me faire bien voir des autres, et aussi de moi-même. Et ainsi les disciplines de psychologie et sociologie vont intervenir pour aider à creuser ces "motivations".
Notamment cette histoire de "motivation intrinsèque" et "motivation extrinsèque" : on la retrouve dans les systèmes d'incitations. Les économistes ont généralement voulu croire que les incitations étaient une bonne chose, c'est à dire créent des comportements en phase avec les objectifs de la société ou de l'organisation. Exemple : rémunérer les professeurs en fonction de la réussite des élèves. Conséquence : on encourage le "bachotage" au détriment d'une formation plus pérenne.
En fait les incitations extrinsèques peuvent aller jusqu'à tuer les motivations intrinsèques. Et ainsi accroître les incitations extrinsèques peut être contre-productif.
Exemple : Faut-il payer les dons du sang ? En fait, cela peut au contraire faire baisser les dons, car si les donneurs sont rétribués, la générosité risque d'être interprétée comme de la cupidité. Idem si l'on rétribue son enfant si il a de bonnes notes en classe cela risque de lui faire perdre sa motivation intrinsèque pour réussir et ne plus être motivé que l'appât du gain. Même histoire pour les politiques publiques : on ne peut pas compter exclusivement sur les sanctions et les incitations financières pour obtenir des citoyens un comportement prosocial. C'est le cas des mégots de cigarettes sur les trottoirs, des crottes de chien, etc...Des actions sur la norme sociale sont moins coûteuses; ce sont toutes les techniques d'influence par exemple, ou de nudge.
Pour Jean Tirole, le seul moyen de se sortir de ces sujets complexes serait de rétablir la convergence entre toutes les disciplines (sociologie, anthropologie, psychologie, droit,...) telle qu'elle existait à la fin du XIXème siècle.
Ainsi, en Economie aussi, on a besoin d'open innovation et de systèmes collaboratifs...
Et l'influence sera plus forte que les systèmes contraignants d'incitation.
Rêvons que nos politiques s'en inspirent...
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