Nombrilisme chronologique
30 juillet 2016
C'est d'après lui le drame de la modernité en Occident, et en France. Nous souffrons d'un "nombrilisme chronologique".
Lui, c'est Rémi Brague, philosophe et historien, qui vient de publier un livre d'entretiens au titre éloquent, " Où va l'histoire ?", et donne un entretien dans le dernier numéro du Figaro Histoire. C'est dans cet article que je le découvre (le livre sera pour plus tard; et aussi son essai " Modérément moderne" qui a l'air pas mal, à paraître en poche en octobre).
Il constate que les décideurs ne tiennent généralement pas tellement compte de l'histoire. Il suffit de se rappeler que Hitler savait que Napoléon n'avait pas eu une bonne idée d'envahir la Russie; Il l'a fait après lui. De même l'intervention américaine en Irak a été une catastrophe; Cela n'a pas empêché les gouvernements français et anglais de s'y remettre en Libye.
Ce que l'on aime dans l'histoire, aujourd'hui, c'est un décor qui stimule l'imagination, que nous regardons comme un spectacle, mais nous refusons qu'elle soit un code ou source d'enseignement. Dans nos esprits modernes, nous assistons à un rejet de ce qui se présenterait comme une tradition, car, dans nos esprits, tout ce qui est du passé a vocation à être dépassé, au nom du progrès. Pour mesurer le progrès, nous avons besoin d'un passé qui nous soit étranger, afin d'avoir ainsi l'occasion de se réjouir de ce qui a changé.
Rémi Brague cite ainsi que lorsque l'on veut parler d'atrocités ou de massacres, on va dire " Mais, enfin, nous ne sommes pourtant plus au Moyen Âge". Car le Moyen Âge représente dans notre imaginaire un repoussoir universel. Alors que, rappelle Rémi Brague, de nombreuses richesses intellectuelles que l'on croit modernes nous viennent de ce temps.
Cette posture, ne la constate-t-on pas aussi dans les milieux de l'entreprise et du management?
Parler du passé, d'hier, c'est, pour certains, ringard; le futur c'est internet et Pokemon GO, les réseaux sociaux, les plateformes. Ce qui fait que de nombreux décideurs et managers sont souvent assez ignorants de l'histoire. Rémi Brague cite un Président de la République qui avait programmé une visite en Espagne pour le 2 mai, comme si il n'avait jamais entendu parler du Dos de Mayo, le soulèvement des madrilènes contre l'occupation française en 1808, immortalisé par le tableau de Goya. Aucune conscience du Président sur ce que cette date pourrait rappeler sur le regard que porte les espagnols sur leurs relations avec la France.
Mais, c'est si grave que ça de ne pas connaître, ni s"inspirer de l'histoire?
Pour Rémi Brague, c'est trés dommageable, et cela correspond à ce qu'il appelle carrément "un refus de la vie". Il y va fort :
" Nous aimons notre vie - et, de fait nous ne jouissons pas seulement d'un confort matériel sans précédent, mais ( qu'il s'agisse de l'abolition de l'esclavage ou la condition de la femme) d'une situation sociale que nous n'échangerions avec aucune autre-, mais nous n'aimons pas assez la vie pour accepter de la transmettre".
Ce qui conduit à ce "nombrilisme chronologique", c'est cette "autolâtrie qui nous fait adorer le présent, et vivre dans le "présentisme".
D'où les conséquences :
" Si je ne suis pas conscient d'être le produit d'un passé, d'une histoire, le descendant de mes ancêtres, comment pourrais-je être persuadé de la nécessité qui s'impose à moi d'être l'ancêtre de mes descendants? Tout se passe comme si l'autosatisfaction nous avait convaincu d'être autant de chefs-d'oeuvre inégalables, trop parfaits pour être reproductibles. L'histoire devrait nous faire mesurer l'absurdité de ce point de vue mortifère".
Et il conclut que cela peut ressembler à un suicide collectif :
"Nous nous aimons trop pour nous suicider individuellement, mais nous n'aimons rien au-dessus de nous-même qui soit susceptible de nous faire sentir l'immoralité du suicide collectif auquel nous avons consenti".
Heureusement, il nous propose l'antidote : relisons l'histoire, inspirons-nous de l'histoire, allons chercher, au-delà des faits (car l'important ce n'est pas de savoir que la bataille de Marignan s'est déroulée en 1515, mais de comprendre le message que nous envoient à travers les siècles les événements du passé), ce qui nous fera mieux comprendre le présent et se préparer au futur.
L'histoire, professeur de management ?
Commentaires