Les plateformes sont-elles les bouchons d'oreilles de notre époque ?
20 mars 2016
Aujourd'hui les entreprises technologiques ont souvent le désir de devenir une "plateforme". Le principe est de récupérer des données et de mettre en contact, dans un modèle horizontal et participatif, les clients les uns avec les autres. Ainsi, avec un smartphone en poche, le client peut accomplir des choses qui nécessitaient avant des institutions. C'est comme ça que marche Über, qui met les conducteurs en relation directe avec les passagers, Airbnb qui permet de dire adieu à l'hôtellerie et de louer un appartement aux particuliers qui en ont un. Amazon fait la même chose avec les vendeurs de livres d'occasion et les acheteurs.
Certains appellent cette transformation profonde de la manière dont les services sont produits, partagés, distribués, le "capitalisme de plateforme". Car, derrière le service, il y a aussi un commerce des données.Et des voix s'élèvent pour en apporter une critique..
Parmi eux, le penseur Evgeny Morozov fait référence, notamment dans ce livre qui est sorti en français récemment : " Le mirage numérique - Pour une politique du Big Data". Cela mérite d'y aller voir.
Pour l'auteur, ces plateformes nous font passer d'un système de régulation publique à un système de régulation privée. Alors que dans un système public ce sont les lois qui ont pour objectif de protéger tout le monde, la régulation privée repose sur la réputation : grâce aux connaissances partagées par les personnes participant aux services, le marché punira ceux qui se conduisent mal. C'est ainsi que l'on note les chauffeurs, les appartements, les vendeurs de livres d'occasions, et inversement.
Pour Evgeny Morozov, le jugement est sans appel : " la plupart des plateformes sont des parasites: elles se nourrissent des relations sociales et économiques existantes. Elles ne produisent rien toutes seules, et se contentent de réagencer ce que d'autres ont créé".
Cette régulation par la réputation a ses limites. L'auteur cite une action en justice aux Etats-Unis contre Über à propos d'une loi pour protéger les handicapés et obligeant les taxis à prévoir dans leur coffre la place nécessaire pour y mettre un fauteuil roulant plié. Les voitures Über ne respectent pas cette obligation; or Über a gagné le procès en plaidant qu'elle n'était pas une entreprise de transport mais de technologie, une simple plateforme. Cela émeut Evgeny Morozov qui y voit qu' "il suffit d'être labellisé "plateforme" pour échapper à la législation protectrice des plus fragiles".
Pour lui, les pouvoirs publics se laissent séduire trop vite par ce qu'il appelle le "mirage numérique". Pourquoi pas, provoque-t-il, créer une plateforme en Inde pour que des familles puissent louer des enfants à des usines; rien de répréhensible car ce ne serait qu'une "simple plateforme" qui ne fait pas travailler, elle, des enfants.
Ce qu'il reproche à ces modèles, c'est un "assujettissement de la vie sociale à la connectivité permanente et à la marchandisation instantanée. Les activités que l'on faisait auparavant par plaisir ou par souci de se conformer à des normes sociales ont désormais pour moteur la logique de marché".
Il cite une application comme MonkeyParking qui permet à des conducteurs seulement munis d'un smartphone de mettre aux enchères des places de parking publiques pour d'autres conducteurs qui recherchent une place. L'application Haystack a aussi une fonctionnalité "Make Me Move", qui permet à ceux qui ont la chance de trouver une place de la vendre au plus offrant. Ce que l'on échange ici, c'est l'information relative aux places disponibles. C'est une sorte de marché noir de l'information, dans des parkings qui sont une propriété publique.
Même chose dans la restauration : les utilisateurs de l'application Shout peuvent réserver une table sous un faux nom dans le seul but de la revendre à d'autres personnes.
Dans cette vision, et grâce à toutes ces plateformes, ceux qui sont déjà propriétaires vont pouvoir monétiser leurs biens en les louant (appartement, voiture, etc). Ceux qui ne sont propriétaires de rien vont goûter aux bonheurs de l'existence en louant tout et n'importe quoi.
Mais par ailleurs " les riches vont continuer de jouir tranquillement de leur yacht, de leur limousine, de leur jet", sans les louer à personne.
Pour Evgeny Morozov l'économie du partage c'est "comme si on distribuait des bouchons d'oreilles à tout le monde pour bloquer le bruit insupportable de la rue sans s'attaquer aux causes mêmes du bruit".
" Les capteurs, les smartphones, les applis, sont les bouchons d'oreilles de notre époque. Le fait que l'on ne voie même plus qu'ils excluent tout ce qui a des relents de politique est en soi un signe révélateur: la surdité - aux injustices, aux inégalités, mais surtout à la triste situation collective dans laquelle nous sommes- est le prix qu'il nous faut payer pour avoir notre dose de confort immédiat".
Convaincant?
Allons-nous connaître une perte d'amour pour les plateformes?
Le débat est ouvert...On n'a pas fini d'en parler.