L'utopie des règles
25 octobre 2015
On a tendance à souvent critiquer la bureaucratie, pourtant nous en avons de plus en plus, et pas seulement dans les administrations publiques, car cette bureaucratie est tout aussi présente dans les entreprises privées. Comme si nous avions le sentiment qu'opérer dans un cadre de règles et de "process" formalisés, avec des hiérarchies, des rôles, de responsables impersonnels, exerçaient sur nous une sorte d'attrait caché. On invente chaque jour des jobs qui consistent à établir des règles, des contrôles, des interdits, des procédures, et il y en a de plus en plus.
C'est la thèse de David Graeber, dans les essais réunis dans "Bureaucratie". Il est l'inventeur du concept de "Bullshit job" (jobs à la con).
Ce qui est rassurant dans les procédures bureaucratiques, c'est leur impersonnalité, leur côté froid, sans âme : elles sont simples, prévisibles, elles traitent tout le monde de la même façon. Cela nous permet de traiter avec d'autres êtres humains sans se livrer ni besoin d'interpréter. Comme une transaction à un guichet : je peux mettre l'argent demandé sur le comptoir sans avoir à me soucier de ce que pense la caissière. C'est commode et pratique.
Mais David Graeber explore une autre dimension et fait l'hypothèse que l'idée que nous nous faisons de la rationalité, de la justice, et même de la liberté, repose sur ce type de relations impersonnelles caractéristiques de la bureaucratie.
L'origine remonte à loin (Platon, Aristote) : les traditions intellectuelles occidentales ont toujours considéré que les fonctions rationnelles des êtres humains existent pour nous empêcher d'être les victimes de nos bas instincts. Nos pulsions sont bestiales, et nos facultés d'imagination peuvent nous rendre antisociaux. La Raison est donc là pour être la force morale qui tient en respect notre nature inférieure, et l'empêche de conduire au chaos. Puis le concept a évolué : la rationalité devient un instrument, une machine, un moyen de calculer comment atteindre un objectif, de la façon la plus efficace possible, sans que pour autant cet objectif ne soit évalué en termes rationnels. La Raison, c'est alors la meilleure façon d'obtenir ce que nous voulons.
Dans les deux cas, la rationalité est extérieure aux désirs et aux passions. Mais dans le premier cas elle freine les passions, dans le deuxième elle facilite les choses.
Ces deux acceptations de la rationalité restent présentes, selon David Graeber, et c'est là toute l’ambiguïté :
" Parfois la rationalité est un moyen, parfois elle est une fin. Parfois elle n'a rien à vois avec la morale, parfois elle est l'essence même du juste et du bon. Parfois elle est une méthode pour résoudre des problèmes, parfois elle est elle-même la solution de tous les problèmes possibles".
Croire que la rationalité est l'application de la pensée pure, imperméable aux émotions, est une erreur. Les psychologues cognitifs ont montré que la pensée pure séparée des émotions n'existe pas. Un être humain sans émotions serait incapable de penser.
Alors c'est quoi cette histoire de rationalité? N'est ce pas plutôt une forme d'arrogance, où nous allons qualifier d' "irrationnels" ceux qui ne sont pas d'accord avec nous, en indiquant qu'ils n'ont pas simplement tort, mais qu'ils sont cinglés. Ainsi la rationalité se sacralise, devient une vertu politique que l'on n'a pas le droit de contester. D'où le triomphe de la bureaucratie.
C'est précisément ce que David Graeber appelle "l'utopie des règles".
La bureaucratie mécanique et impersonnelle crée des "jeux", avec des "règles". Dans presque toutes les situations où nous nous trouvons il y a des "règles". Ces règles ne sont pas toujours explicites mais nous les suivons (d'où cette notion d'"utopie des règles"). Alors que l'on pourrait appeler "jeu" la libre expression des énergies créatrices, l'improvisation même, "les jeux" de la bureaucratie sont faits de règles.
D'où en dernière analyse, selon David Graeber :
" L'attrait de la bureaucratie, c'est la peur du jeu".
Nous en arrivons à une idée bureaucratisée de la liberté qui nous entraîne vers le rêve d'un monde où le "libre jeu" est cerné de toutes parts, où toutes les facettes de la vie sont cernées par des "règles". Un monde idéal où chacun connaît les "règles" et respecte "les règles". Fantasme utopique et illusion.
Et c'est ainsi que "la bureaucratie est le moyen principal qu'utilise une infime partie de la population pour extraire la richesse de nous tous".
Ces situations où la bureaucratie des règles crée ce monde "idéal", on le connaît aussi dans nos entreprises, qui veulent ainsi réglementer la "gestion de projet", le "Programme Management",...
A grande échelle dans la société, en arrive à une situation dans laquelle l'effort pour se libérer du pouvoir arbitraire finit par produire encore plus de pouvoir arbitraire.
Résultat :
" Les réglementations étouffent la vie, des gardes armés et des caméras de surveillance apparaissent partout, la science et la créativité sont étranglées et nous passons tous une part croissante de nos journées à remplir des formulaires".
Commentaires