Vitesse et lenteur
21 septembre 2015
Dans le monde moderne, la vitesse a plus la cote que la lenteur. Quel que soit le programme, le fait d'aller vite, d'accélérer, en fait une preuve de qualité. Le dernier ouvrage de John P. Kotter, gourou du management à l'américaine, dont j'ai déjà parlé ICI, a pour titre " XLR8", lisez " ACCELERATE".
Dans son livre "Faire", dont le Figaro Magazine publie des extraits ce week-end, François Fillon parle de sa passion pour la course automobile :
" Rouler à près de 300 km/h dans une grande ligne droite, prendre un virage en traçant l'arc de cercle optimal et se relancer à fond, déboîter pour passer- juste avant que la fenêtre ne se referme - l'autre voiture dont on pourchassait la roue, ce sont des sensations qui d'une certaine manière n'ont pas d'autre raison d'être que leur propre intensité. C'est quelque chose qui prend aux tripes, c'est de l'adrénaline pure, c'est en même temps un état d'extrême concentration, physique et mentale, et c'est aussi la jouissance éphémère qui couronne un long, un très long effort de préparation."
François Fillon pratique aussi l'alpinisme, où là, c'est la lenteur, et la méditation, qu'il va vanter.
Bon, c'est pas de la grande littérature, on s'en doutait, mais on voit bien que cette histoire de "concentration" va servir à un couplet sur la politique, forcément, auquel on a droit trois lignes plus loin :
" En politique aussi, il faut faire la part du destin dans les cheminements et les trajectoires. On s'y confronte à des forces dont l'échelle de grandeur dépasse la mesure d'un individu. Qu'elles vous portent ou qu'elles vous résistent, il faut savoir composer avec elles. On cherche à connaître ses limites pour mieux les repousser, jusqu'au jour où le temps referme définitivement le cercle des possibles et donne à une vie d'homme un contour qu'elle ne franchira plus."
Pour Fillon, la vitesse c'est la jouissance éphémère, la concentration, la préparation. Et cette histoire de "cercle des possibles" qui se referme sur "une vie d'homme"...Lui, il a sûrement envie de repousser encore un peu les limites, pour devenir calife, lors de la course de la primaire.
Allons-voir Milan Kundera et son roman " La lenteur"; on change de niveau :
Au début du roman, le narrateur est précisément en train de conduire et observe dans le rétroviseur une voiture derrière lui, avec un chauffeur impatient qui aimerait bien le doubler. D'où ces réflexions sur la vitesse :
" La vitesse est la forme d'extase dont la révolution technique a fait cadeau à l'homme. Contrairement au motocycliste, le coureur à pied est toujours présent dans son corps, obligé sans cesse de penser à ses ampoules, à son essoufflement; quand il court il sent son poids, son âge, conscient plus que jamais de lui-même et du temps de sa vie. Tout change quand l'homme délègue la faculté de vitesse à une machine : dès lors, son propre corps se trouve hors du jeu et il s'adonne à une vitesse qui est incorporelle, immatérielle, vitesse pure, vitesse en elle-même, vitesse extase.
Curieuse alliance : la froide impersonnalité de la technique et les flammes de l'extase."
Cette comparaison avec la course à pied m'a fait penser à Nicolas Sarkozy (il fait aussi du vélo); et la motocyclette, au scooter de notre Président actuel.
C'est vrai que la lenteur, ce n'est plus à la mode, et les marches tranquilles comme celles de Jean Monnet qu'il évoque dans ses mémoires (j'en avais parlé ICI) ne sont plus très à la mode.
Revenons à Milan Kundera :
" Pourquoi le plaisir de la lenteur a-t-il disparu? Ah, où sont-ils, les flâneurs d'antan? Où sont-ils ces héros fainéants des chansons populaires, ces vagabonds qui traînent d'un moulin à l'autre et dorment à la belle étoile ? Ont-ils disparu avec les chemins champêtres, avec les prairies et les clairières, avec la nature ? Un proverbe tchèque définit leur douce oisiveté par une métaphore : ils contemplent les fenêtres du bon Dieu. Celui qui contemple les fenêtres du bon Dieu ne s'ennuie pas; il est heureux. Dans notre monde, l'oisiveté s'est transformée en désœuvrement, ce qui est tout autre chose : le désœuvré est frustré, s'ennuie, est à la recherche constante du mouvement qui lui manque."
Pour ces politiques en "recherche constante du mouvement qui lui manque", , faut-il cette "pure adrénaline" et cette "jouissance éphémère", dont parle François Fillon, ou bien, parfois, appliquer ce proverbe tchèque évoqué par Kundera, pour penser à contempler les fenêtres du bon Dieu ?
Même nos dirigeants et managers peuvent se poser la question.