Machine civique
17 mai 2015
Aux antipodes du "monde marchand" dont je parlais ICI, en référence au livre de Bolanski et Thévenot, "De la justification - les économies de la grandeur", on trouve une autre forme de monde : ces organismes d'Etat dont la fonction est de redistribuer de l'argent collecté de force au monde marchand, via taxes et impôts, pour le redonner à d'autres, ou les mêmes, qui en ont "besoin". D'où ces organismes redistributeurs d'aides en tous genres, dans le social, dans la formation, dans le logement.
Le principe est simple : vous constituez un "dossier"; l'organisme va étudier de près les "critères" qui vous donne "droit" (ou non) à cette manne redistribuée; et va s'occuper de vous transférer l'argent. Pour cela des organisations se sont mises en place; des hiérarchies sont construites, avec des chefs et des sous-chefs, et des "petits", les employés. La gestion en est souvent paritaire : ceux qui sont l'Autorité de ce système sont les représentants, élus ou désignés, par les professions, les corporations, les Métiers, qui bénéficient de ce système de redistribution.
Un employé de ce type d'organisme avec qui je m'entretenais dernièrement me résumait ainsi pourquoi il aimait ce job : " on n'a pas de chiffre d'affaires à faire; pas de clients; pas de contrainte capitaliste;on répond au guichet; on fait bien le travail, on est bien payés; j'aime ça". Comme quoi le bonheur au travail, ça tient à peu de choses, non?
Ce monde, dans la typologie de Boltanski et Thévenot, c'est celui qu'ils appellent le "monde civique"; une vraie machine.
Sa caractéristique principale, c'est qu'il n'attache pas d'importance aux personnes; ceux qui sont "grands" et importants dans ce monde ne sont pas des individus, mais des collectifs. C'est parce qu'ils appartiennent à des collectifs, qu'ils représentent en tant qu' "élus", qu'ils ont une place d'autorité. L'action dans ce type de monde n'est pas la somme des actions individuelles, mais une action d'abord "collective". Ce qui fait qu'elle est "importante" tient de la taille, du nombre de personnes ainsi représenté. C'est valable pour les syndicats et toute organisation "représentative" qui met son nez dans ce type d'organisation. Par opposition au monde que l'on va appeler "du privé", on va parler d' "établissement public", au service d'un objectif commun qui apparaît au-dessus de toutes les bassesses du monde marchand et de ses égoïsmes. Et quand on parle de liberté dans ce monde, c'est l'inverse de la liberté du monde marchand : on est libre car libéré des oppressions des intérêts égoïstes du monde du business.
Les mouvements syndicaux sont d'ailleurs les meilleurs gardiens de cette forme d' "unité des travailleurs". C'est parce que l'on est "représentatif" que l'on est "grand" dans ce monde. Dans ce monde les gens "grands" ont des noms particuliers : représentants, élus, adhérents, délégués, secrétaire général. Le pouvoir s'exerce dans des comités, des bureaux, des fédérations, des commissions. Toujours un lien avec la représentation collective. L'individu n'existe pas.
Pour se structurer, un tel monde a besoin de procédures que l'on peut appliquer comme une formalité, en respectant un principe d'égalité pour tous.
Pour accéder à la "grandeur" dans ce monde civique, il faut surtout sacrifier tout intérêt particulier ou immédiat, et se dépasser soi-même dans des intérêts collectifs. Dans ce monde, on ne prend jamais la parole sans passer par un représentant, ou un responsable, car une intervention de l'un appartient à tous.Pour exister en tant que collectif, il faut donc rassembler, regrouper, se réunir.
Forcément ce monde ne reconnait le monde marchand que pour le critiquer. Car il oppose deux principes : la "volonté générale" et le "marché". Ce qui va concentrer le plus de critique c'est le rejet de l' "individualisme". La notion même de "service public" se construit sur l'opposition critique à l'égard d'une définition d'un service marchand. On va alors opposer deux notions, celles du "citoyen", "usager", "adhérent" et celle du "client".
Les deux mondes vont parfois se côtoyer, bien sûr : quand il va falloir payer des prestataires du monde marchand pour assurer les prestations subventionnées par le monde civique, de formation, de logement, de services sociaux et médicaux: là on va reparler de prix, d'échange, parfois de concurrence. Le dialogue sera parfois difficile...
Entre ces deux mondes, civique et marchand, un compromis est-il possible?
Boltanski et Thévenot ont une réponse trés claire : c'est non.
C'est bon à savoir;
ces deux mondes ne sont pas prêts de se comprendre.
C'est toujours bon de se le rappeler.
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