Éminence grise
24 février 2015
Il est issu des grands Corps de l'Etat; il a une carrière de pouvoir, mais il est resté dans l'ombre pour le moment. Il vient d'être nommé à un nouveau poste dans une entreprise publique, un poste de dirigeant, à la tête d'une organisation de plusieurs centaines de personnes. Un job de Leader.
Il me confie, au cours de la conversation : " Je ne cherche pas à être célèbre, ni à laisser mon nom au poste. Moi, ce que j'aime, c'est être une éminence grise". Ce qu'il a aimé dans sa carrière, à ce jour, c''est d'occuper un poste de Secrétaire Général.
Ce qualificatif d' "éminence grise" évoque en moi immédiatement le titre d'un livre de Pierre Assouline, "Une éminence grise - Jean Jardin (1904-1976)." Jean Jardin, c'est le chef de cabinet de Pierre Laval pendant la guerre, et aussi un ancien Secrétaire Général de la SNCF. Cela m'a donné envie de relire cette biographie, et de comprendre ce qu'est une "éminence grise".
A 29 ans, Jean Jardin expérimente cette fonction. Il est le "secrétaire" de Raoul Dautry, rencontre qui marquera sa vie et signera sa passion pour le chemin de fer (l'innovation du moment). Raoul Dautry est le le dirigeant du Réseau de l'Etat, c'est à dire le Réseau de l'Ouest, racheté par l'Etat en 1912 (il y a alors sept réseaux qui ne seront rassemblés dans la SNCF qu'en 1937 par le gouvernement du Front Populaire). Jean Jardin n'a aucune formation technique pour le poste (il a fait Sciences Po), mais va jouer un rôle de relations publiques et d'informateur : " C'est l'obligeance même, un jeune homme d'une mobilité et d'une nervosité extrêmes, tout le temps occupé à rendre des services". Il devient indispensable.
" Ce qui frappe surtout Dautry, homme de terrain et de dossier, dans la personnalité de Jardin, homme de contacts et d'échanges, c'est son extraordinaire entregent, son potentiel de relations et la manière subtile dont il s'insinue dans tous les milieux qui comptent".
Mais c'est évidemment un autre poste qui lui vaudra ce qualificatif d' "éminence grise" : il devient le chef de cabinet de Pierre Laval, nommé chef du gouvernement par Pétain en mai 1942. Et c'est là qu'il aura ce nom.
Ce qualificatif est inspiré, nous dit Pierre Assouline, d'un autre personnage : François Joseph Leclerc du Tremblay, collaborateur intime du cardinal de Richelieu, Premier Ministre de Louis XIII, surnommé le Père Joseph. " Mystique et chef des services spéciaux, il se consacre autant à Dieu qu'à la politique étrangère et à la lutte contre les Habsbourg". Il passe à la postérité pour désigner tous les les conseillers de l'ombre, et restera célèbre grâce à Aldous Huxley (plus connu pour son roman "Le meilleur des mondes"), qui écrit " L'éminence grise" (1941), essai biographique sur le personnage.
L' "éminence grise", c'est le conciliateur, le discret, celui dont le pouvoir semble occulte et qui, plus il intrigue, fait des envieux. C'est celui qui a un rôle d'influence au-delà de ses responsabilités officielles.
Ce job, et Jean Jardin l'illustre bien, dans ces circonstances particulières de la France occupée, c'est aussi celui qui adopte une attitude de maîtrise, comme celle du Père Joseph décrit par Aldous Huxley :
" Le Père Joseph était perpétuellement en garde contre les rechutes dans l'orgueil ou la vanité. Il s'était depuis longtemps entraîné à renoncer à manifester extérieurement sa satisfaction ou sa déception, et, dans une large mesure sans doute, il en avait même supprimé les manifestations intérieures".
Cette capacité à dissimuler, et même à supprimer, ses opinions et émotions, c'est ce qui permet de se faire un réseau de relations et de connections, sans réelles amitiés.
Exercice dangereux et délicat, et dans un jeu qui mélange l'allégeance à l'occupant, et des initiatives pour aider les français résistants, Jean Jardin en vient à éveiller les soupçons. En novembre 1943, sur proposition de Laval, il est nommé Premier Conseiller à l'ambassade de France à Berne. Objectif confié par Laval : établir des contacts avec les résistants et alliés. Comme le dit Pierre Assouline : " L'éminence grise quitte la pénombre pour l'ombre".
Il devient à la fois "éminence grise de Vichy" et " contact officieux avec les résistants". Jeu d'équilibre dont il pourra revendiquer d'avoir aider des résistants, tout en restant un fonctionnaire de Vichy.
Et puis en 1944, tout s'arrête. Le gouvernement qu'il sert disparaissant, Jean Jardin fera une passation de pouvoir sous une forme administrative impeccable. C'est la fin d'un monde; le Père Joseph est au chômage. Il ne fera l'objet d'aucune poursuite devant une cour de Justice, en vertu de l'art. 327 du code Pénal, qui fait obligation de l’exécution des ordres : " ce qui est ordonné par la loi, et commandé par l'autorité légitime..". Il n'a fait qu'obéir. Mais si il n'est pas poursuivi par la justice, d'autres se chargeront du procès, parmi lesquels son fils, et encore récemment son petit fils, Alexandre Jardin, en 2011, qui en fera "un salaud absolu".
En 1944, à 40 ans, il reste à Jean Jardin une deuxième vie à faire : " Éminence grise improvisée par le jeu des circonstances, il va devenir un authentique homme d'influence, par la force des choses". C'est la dernière partie du livre de Pierre Assouline, " Le second souffle". A lire comme un roman.
Pour revenir à mon interlocuteur du début, la question qui se pose : Peut-on passer de l'éminence grise au Leader ? Ce Jean Jardin coupable de rien, qui fait son Père Joseph en conseillant les autres sans jamais trahir ses émotions, ce n'est sûrement pas l'attitude idéale pour diriger une équipe.Surtout si les collaborateurs ont envie de se sentir galvanisés, soutenus, protégés, entraînés.
Mais, inversement cette éminence grise défroquée peut être inspiratrice de tempérance, d'écoute, de synthèse, d'agilité relationnelle, de bâtisseurs de réseaux. Ce qui peut manquer à une équipe de direction un peu trop enfermée dans les conflits, les éclats de voix, les démonstrations de force.
Ces hommes de l'ombre ont leur part d'ombre; mais, finalement, c'est grâce à l'ombre que l'on sait que la lumière existe.
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