Il m'arrive de rencontrer, comme la semaine dernière, des dirigeants et managers qui sont, comme le dit l'un(e) d'entre eux, " entre-deux". Cette formule pour dire qu'ils viennent de quitter leur job, et en cherchent un autre. Quand on est dirigeant et que l'on quitte un job, on ne dit pas que l'on s'est fait "viré", on parle de "désaccord stratégique" avec l'actionnaire, le Président. Et on présente cet entre-deux comme un moment de repos, de remise en cause, de bilan personnel. Même si il y a parfois un peu d'hypocrisie, tant ils ont du mal à ne pas montrer leur envie de retrouver un nouveau cheval à enfourcher. Cette précarité des dirigeants n'est pas toujours trés confortable.
Ce qui est paradoxal pour ces dirigeants c'est de passer subitement d'un monde de la communication médiatique à un monde de la discrétion. Et en même temps, pour trouver le job d'aprés, ils pensent qu'ils vont devoir continuer à se faire connaître, mais différemment.
Car diriger aujourd'hui, on a l'impression que cela veut dire faire parler de soi. Les réseaux sociaux, les blogs, les médias, la télé, les tentations sont nombreuses; on s'y précipite pour dire du bien de soi, et de son entreprise (certains même mélangent les deux comme si la marque de leur entreprise était tatouée sur leur corps). Commme si notre monde avait définitivement identifié l'être à sa perception publique : " Être, c'est être perçu".
Face à cette pression, que l'on appelle "médiatique", mais qui est aussi la pression que l'on fait sur soi-même pour se "mettre en avant", il paraît paradoxal de vanter la "discrétion". C'est l'objet d'un petit livre de Pierre Zaoui, " La discrétion, ou l'art de disparaître". Car aujourd'hui, pour exister, on compte le nombre d'amis sur Facebook, le nombre de followers sur Twitter, on peut même en acheter ! Et si votre nom n'apparait pas sur une recherche Google vous êtes "Nobody".
Alors cet "entre-deux", c'est une bonne cure de discrétion. Et cela demande peut-être un peu de remise en cause. Et pas seulement pour un dirigeant d'ailleurs (Pierre Zaoui n'évoque pas ce monde de l'entreprise dans son ouvrage philosophique).
Pour Pierre Zaoui, la "discrétion" n'est pas un trait de caractère (genre modestie ou réserve) appris par les bonnes manières de la vie en société. Non, la discrétion dont il parle c'est une expérience métaphysique, une résistance à un ordre établi. Mais il ne milite pas non plus pour "pour vivre heureux, vivons cachés", qui serait une sorte de repli égotiste sur soi. Non, pour lui "l'art de disparaître", c'est l'art d'aller "un pas au-delà", comme un art de toujours regarder au devant de sa vérité.
Cette discrétion est une richesse car elle permet de se rendre disponible pour ce que Pierre Zaoui appelle " le spectacle du monde". Car l'être réside bien moins dans l'être perçu que dans l'être qui perçoit. Si il n'y a personne pour percevoir, l'être perçu n'existe pas. " Si personne ne veut plus rien percevoir, alors le monde lui-même cessera d'exister".
Même l'amour, le vrai, a besoin de cette discrétion : "L'amour ordinaire comme princier n'est-il pas d'abord fiançailles et mariages, cérémonies et monstrations publiques ?". " La seule forme digne et libre de l'amour, c'est la discrétion. Il n'y a pas d'amour sans discrétion et les seules amours véridiques sont les plus discrètes amours".
C'est pourquoi nous avons besoin de ces "âmes discrètes" car sans elles il n'y aurait plus de monde du tout. Sans elles, plus rien n'existe sinon des" miroirs vides" que plus personne ne regarde.
La discrétion, l'art de disparaître, ce sont aussi, et ces dirigeants "entre-deux" y font penser, ces moments d'intermittences, comme des fugues, dont nous avons besoin de jouir à discrétion. Et pourquoi pas en faire une nouvelle façon d'être, pour lutter contre un monde écrasant de l'" omnivisibilité", où il n'y aurait plus que "de la lumière et des chambres d'écho, et plus d'yeux en retrait et plus d'oreilles impersonnelles à l'écoute".
C'est en fréquentant ces "âmes discrètes" que l'on développe soi-même ces qualités, permettant de se reposer de tant de ces grandes gueules qui ont tant d'amis et qui n'écoutent personne. Car " se faire discret, c'est créer, c'est donner, c'est aimer".
L'art de l'écoute dans la discrétion.