Entre-Soi
11 novembre 2014
Fréquenter une réunion de fanatiques du "digitâââlllll" est toujours pour moi une expérience extraordinaire, comme un voyage dans l'espace...J'y étais la semaine dernière, je n'ai pas été déçu...
Facile de se repérer : le nom de la "conférence" est toujours en anglais : c'est le "Day", le "Future quelque chose", le "Digital..." là vous mettez "Summit" ou n'importe quoi.
Les participants ont plutôt la quarantaine, voire plus; mais ils se croient "jeunes et dans le coup". iIs sont faciles à identifier : ils font tous semblant d'être de trés bons amis, même si ils se connaissent à peine, ne se rencontrant que dans ce type d'évènements. Ils sont présents mais ils ne vont pas regarder ce qui se passe : ils ont les yeux sur leur smartphone ou leur tablette; ils n'ont pas besoin d'écouter non plus ce qui se dit; ils vont juste capter les quelques phrases courtes et banales qu'ils croient comprendre pour les envoyer sur facebook ou twitter, avec une photo si possible : " Le digitââlll, c'est important !" (wahou !); " si l'entreprise ne va pas vite dans le digital, elle mourra" (ouhhh, tu me fais peur !).Cela distrait.
Car la caractéristique de ces agents du "digital", c'est leur forte attirance pour ce que l'on pourrait appeler le marketing de la peur : cela consiste exercer un chantage implicite et permanent du type : " Si vous ne faites pas rapidement la mutation digitale, vous êtes morts. Et nous pouvons nous seuls vous sauver". Car il y a pas mal de consultants "freelance" dans ces assemblées; ils sont heureux car ils n'ont pas payé l'entrée de la conférence (normal, ils ont un copain qui leur a filé l'entrée gratuite..), Cela leur confère une certaine noblesse. Ils sont consultants mais ils manquent de clients, alors ils restent discrets sur ceux-ci. Mais ils ont par contre beaucoup de certitudes. Pour eux, leur avance dans ce qu'ils pensent être la bonne vision des technologies est le garant pour leur permettre de prophétiser le pire si jamais le basculement dans le digital souffre le moindre délai.
Autre caractéristique des débats de ce genre d'instances, c'est de croire que tous les métiers de l'entreprise vont être "digital"; le reste : vous parlez de quoi ?
Ils ont tellement ramé pour essayer d'être encore jeunes dans leurs entreprises, à coup de remise en cause, pour pas être écrasés par la jeune génération qui leur mord les chevilles, qu'ils s'accrochent pour paraître dans le coup maintenant. Les informaticiens, les managers des RH, ils font tous comme si...Ils sont un peu écartelés entre leurs premières années professionnelles, où ils croyaient que pour progresser il fallait copier les anciens; et la suite, où ils pensent que pour ne pas se faire sortir il faut maintenant faire comme les jeunes et les "geeks". Ils veulent embaucher des "geeks" pour pouvoir leur piquer leurs tics et expressions. Comme une maman qui s'habille comme sa fille...
Bien sûr, dans cette vaste foire aux vanités que constituent ces conférences, on ne parle pas vraiment de l'entreprise, ni de management; on "réseaute", dans un exercice consistant à exhiber ses plumes à un maximum de gens. On racontera tout ça sur les réseaux "sociaux".
Pas sûr du tout que cette chorégraphie fasse progresser la stratégie et l'organisation des entreprises en matière de transformation numérique.
Un dirigeant d'un grand groupe (présent sur l'estrade face à ces fanatiques) a osé le faire remarquer à un moment : tous ces métiers du "digital" constituent une "élite" qui ne représente pas la totalité de l'entreprise; ces métiers sont occupés par une élite majoritairement masculine (plus de 90%), plutôt de race blanche, occidentale, trés silicon valley : pas d'hispano, pas de diversité; et si à 35 ans vous n'êtes pas devenus milliardaires dans la silicon valley c'est qu'il est temps pour vous de passer "côte Est", car il n'y a plus rien pour vous dans le quartier. Tout content de sa sortie, il est ensuite parti trés vite,...peur de se faire agresser ? laissant les fanatiques assouvir leur envie de tweets sur les intervenants suivants. Car le casting des témoins sur la scène s'enchainait trés vite.
Oui, ces exercices d'"entre-soi" sont une vraie représentation des difficultés de cette histoire de "digital". Tant que cela reste un dialogue entre soi, ça n'avance pas; les dialogues de sourds entre gens convaincus qui ne s'écoutent pas, et snobent ou culpabilisent tous ceux qui ne sont pas comme eux, ne font rien avancer. Les grandes entreprises ont d'ailleurs encore du mal à intégrer ces nouveaux styles.
La transformation digitale est bien sûr un vrai sujet pour nos entreprises; mais elle a besoin d'empathie, de diversité, d'inclusion (faire participer les personnalités et métiers les plus divers), de croisement de générations (ces quarantenaires arrogants ont aussi besoin de cette nouvelle génération Y qui leur fait peur, ou les hypnotise..); l'inverse de la culture de la honte et de l'exclusion (tu n'es pas comme moi, honte à toi).
Cette empathie dont nous avons besoin, elle s'oppose à ce fanatisme de l'urgence (le digital, vite, vite...), car ce que nous avons à construire, c'est un changement durable et permanent, un changement culturel. Qui entraîne tout le monde.
On sait que tout s'accélère, mais pour emmener l'entreprise dans ce changement accéléré, il faut probablement un peu plus que ces "entre soi" de fanatiques. Il y a encore du travail assurément.
Bonjour Gilles,
Merci pour ton article - certes piquant mais non dénué de pertinence.
Je vois très bien de quelle conférence tu veux parler puisque j'avais la charge de l'organiser :)
Le but n'était absolument pas de créer un sentiment de peur, de panique ni d'urgence sur l'impact du digital (ou digitâââlllll) sur les ressources humaines.
Le but était justement de prendre du recul face à tout ceci, à l'image d'un tableau pointilliste dont on ne voit que les points flous. En faisant ce pas en arrière, on arrive à avoir la vision plus globale.
Concernant les RH, tu sais que ce n'est pas la profession la plus mûre face à ces changements et pour la première fois, une conférence ouvrait certains débats sur chaque segment (recrutement, formation, gestion des talents...) de leurs métiers. Oui, les interventions s'enchaînaient mais c'était le but : créer un rythme et une dynamique forte pour toucher tous les points. Rien n'empêche de poursuivre les débats hors du temps de cette journée.
Je ne suis pas d'accord avec ton point : "on ne parle pas vraiment de l'entreprise, ni de management" car malgré ce que tu avances (il y a pas mal de consultants "freelance"), sache que plus de 86% des personnes de l'audience venait d'entreprise, de même que pour la grande majorité des speakers et ils ont parlé de leurs entreprises !
Par exemple, première fois que Christian Dior couture prenait la parole sur les RH et parlait des changements de profils survenus dans l'équipe RH ; L'Oréal qui parlait des attentes sur le long-terme des recruteurs ; Deezer qui parlait de culture d'entreprise ; CGI qui parlait de diversité et de la place de l'homme face au congé paternité ; Valeo qui parlait de ses plans de formation ; Accor et DCNS qui parlaient de leurs actions au quotidien pour vivre - du mieux possible - cette transformation.
Et bien sûr, le sujet n'était pas qu'uniquement cantonné au digital mais focalisé sur les RH dans toutes leurs diversités.
Pour terminer, je rebondirais sur ton avis que je partage à 100% : "la transformation digitale est bien sûr un vrai sujet pour nos entreprises; mais elle a besoin d'empathie, de diversité, d'inclusion, de croisement de générations". Et je signalerais que d'entrée de jeu, nous avons placé cette conférence sous ce signe en ouvrant sur le sujet de la confiance en entreprise et que nous l'avons clôturé en échangeant sur le bonheur en entreprise. Quant à la diversité et à l'inclusion, entre la table ronde dédiée et l'intervention d'une chef d'orchestre abordant ce point, je pense que nous pouvons tout à fait croire que nous sommes attachés à ces sujets.
Mais je serais plus que ravi de poursuivre ce débat lors de notre déjeuner :)
Merci encore et à très vite.
JN
PS : Quant au dirigeant du grand groupe - RH de son état - soulignait une réalité démographique américaine et pointait justement ses difficultés à prendre du recul et le temps de bien faire les choses.
Rédigé par : JN Chaintreuil | 11 novembre 2014 à 22:46
Merci Jean-Noël. Cet article parlait aussi, plus que de l'organisation de ces conférences, du spectacle des gens dans la salle, tous à taper sur leur smartphone sans un regard pour les vrais gens sur la scène, et les échanges entre soi où l'on s'écoute quand même un peu parler....avec assez peu de diversité, et beaucoup de banalités...
Rédigé par : gillesmartin | 11 novembre 2014 à 23:20