Prolepse
23 août 2014
L'été est un moment parfait pour lire ce qu'on ne lit pas le reste de l'année. Par exemple des romans épais.
J'ai ainsi repris "Canada" de Richard Ford; j'avais commencé il y a plusieurs mois, puis laissé, puis repris...Mais je ne l'avais pas mis dans le congélateur ( vous comprendrez plus loin...). Je suis enfin parvenu jusqu'au bout, grâce à cette pause d'août. J'ai adoré.
Ce roman est construit à patir d'une prolepse, puisqu'il commence par :
" D'abord, je vais raconter le hold-up que nos parents ont commis. Ensuite les meurtres, qui se sont produits plus tard. C'est le hold-up qui compte le plus parce qu'il a eu pour effet d'infléchir le cours de nos vies à ma soeur et moi".
( J'ai fait d'ailleurs ma prolepse au début de ce post...vous avez remarqué?).
Il faudra cent pages pour lire ce hold-up, et encore au mois cent cinquante pour lire les meurtres...
Prolepse : figure de style par laquelle sont mentionnés des faits qui se produiront bien plus tard dans l'intrigue.
Ce décalage entre le récit et la narration se répète dans ce livre à plusieurs occasions. Il annonce à l'avance, rapidement, puis on aura le détail plus tard. On se laisse ainsi porter par ces détails d'une vie, ces rencontres, ces émotions.
C'est l'histoire de Dell Parsons, en 1960, il a quinze ans, dont les parents vont braquer une banque, et qui passera la forntière pour aller au Canada, où il fera de nouvelles rencontres. Il raconte tout ça à 66 ans ( c'est la dernière partie du livre). Tout le livre est une manière de voir le monde, de le subir ( Dell ne se révolte jamais, il vit et subit les évènements, qu'il annonce calmement à coups de prolepses). C'est un roman d'initiation, avec ces basculements de la vie qui viennent en fonction des évènements extérieurs.
J'ai lu que Richard Ford avait commencé ce récit il y a vingt ans, puis avait mis le manuscrit dans son congélateur, pour le reprendre ensuite ( et oui, la voilà ma prolepse..). C'est donc un livre écrit sur plus de vingt ans.
La deuxième partie est cette partie post-congélateur. C'est celle qui se passe au Canada. Car le roman est celui, comme l'indique Richard Ford dans une interview au Magazine Littéraire " du passage crucial de la frontière. Du franchissement d'une frontière métaphorique entre deux âges, d'une frontière physique entre deux pays, les Etats-Unis et le Canada".
C'est un texte lent, qui raconte doucement, chapitre aprés chapitre, un destin, la perte de l'innocence, l'absurdité tragique qui fait dérailler la vie de ce jeune garçon, et de sa soeur...Et les dernières pages sont celles du vieux professeur qui vient de nous raconter tout ça pendant plus de 450 pages. Après nous avoir tout dit dès les premières lignes.
Les dernières pages sont comme un bilan. " J'avais renoncé à beaucoup de choses. Oui, mais voilà, moi, j'étais satisfait de ce que j'avais eu en retour".
Pour se libérer du poids de sa naissance, des aléas, le héros "essaie"...Ce sont les dernières lignes :
" Ce que je sais, c'est qu'on a plus de chances dans la vie, plus de chances de survivre, quand on tolère bien la perte et le deuil et qu'on réussit à ne pas devenir cynique pour autant; quand on parvient à hiérarchiser, comme le sous-entend Ruskin, à garder la juste mesure des choses, à assembler des éléments disparates pour les intégrer en un tout où le bien ait sa place, même si, avouons-le, le bien ne se laisse pas trouver facilement. On essaie, comme disait ma soeur. On essaie, tous tant que nous sommes. On essaie".
Lire ce livre, dépasser les premières lignes de prolepse pour aller jusqu'à cet "on essaie", voilà une belle expérience.
Un rapport avec le management et la performance?
Certains disent que la lecture d'oeuvres de fiction est un "must" pour être un meilleur leader, plus empathique. voir ainsi cet article de HBR par exemple ( " to lead, Read"), ou Fast ICI ( "Reading litterature makes you smart").
Alors , pour s'inspirer, et prendre ce recul qui permet de dire "On essaie", lisons de la littérature; le "Canada" de Richard Ford est un bon compagnon.