Droit au but ?
09 août 2014
Sommes-nous dans un temps où la forme n'a plus la forme? Où pour communiquer, il faut parler "vrai", c'est à dire direct, sans ménager les formes? Cela rappelle le débat entre Démosthène et Cicéron que j'ai déjà évoqué ICI.
Mais c'est d'autre chose dont palre Alain Finkelkraut dans "l'identité malheureuse" et où je trouve cette inspiration.
Il parle de notre époque comme d'un " nouveau régime sémantique" ( on comprend bien qu'il ne l'aime pas trop ce "nouveau" régime...lui, il a la nostalgie de l'ancien) :
" Pour le nouveau régime sémantique, la forme ne compte pour rien, seul le sens fait sens".
Et donc, à quoi bon "mettre les formes" ? Il faut aller "droit au but".
" On ne s'embarasse pas de nuances ni d'effets oratoires. On ne sacrifie plus aux apparences : on se met à l'aise".
On est dans "l'affect brut"; Fi du jeu social, des contraintes du monde. Et si vous vous émouvez de cette absence de retenue, la société vous répond " On va se gêner !".
Ces postures, on les rencontre effectivement autour de nous, non? J'en connais de ces personnes, notamment les jeunes, mais pas que, qui aiment parler d'eux comme étant " nature", et "disent ce qu'elles pensent". C'est pour elles synonyme de sincérité, de "juste"; elles en rajoutent dans la provocation, pour bien exprimer qu'elles ne sont pas "dupes" des convenances, des règles, tous ces trucs désuets.
Alain Finkelkraut nous aide à aller plus loin dans la réflexion et l'analyse, même si il est peut-être un peu audacieux de généraliser comme il semble le faire en mettant tous ses contemporains, sauf lui et ses admirateurs, dans le même sac.
Deux conceptions de la vérité s'opposent dans cette histoire.
Dans la première, l'homme véridique est celui qui s'accomplit dans le défi qu'il se lance pour ressembler à l'image qu'il a décidé de se donner lui-même.
Dans la deuxième, l'homme vrai, c'est celui qui se réalise en se désinhibant : il existe en dénonçant les "tabous, les faux-semblants, les protocoles".
Pour Alain Finkelkraut, la messe est dite : " c'est ce second modèle que notre temps a choisi". On sent à le lire combien il le regrette.
On pourrait croire que cela a peu d'importance. Mais, prenons le temps d'y rester un peu :
Celles qui y ont perdu, ce sont "les apparences" : " Devenues mensongères, les apparences ont perdu la partie".
Et avec elles, toutes les références à l'Histoire, aux ancêtres, aux "classiques" : Quand on est "vrai" sans se "faire chier", on croit être "soi-même", on n'a pas besoin de références, ni de culture générale; on dit ce qu'on pense, quoi ! Et "Fuck Victo Hugo !" comme le disait un tweet d'un bachelier 2014, relevé par Alain Finkelkraut lors d'un débat ICI. Et de déplorer la suppression des épreuves de culture générale dans les épreuves des concours administratifs par le gouvernement de 2008 (on se rappelle des déclarations de Nicolas Sarkozy contre la "princesse de Clèves"), et la même décision par Sciences Po en 2011. L'idée est la même : la culture générale, favorise les favorisés; elle avantage la "Vieille France" au détriment de la nouvelle, la "bourgeoisie traditionnelle" au détriment des "minorités ethniques".
Notre auteur de 65 ans, tout juste retraité de son poste de professeur à l'Ecole Polytechnique, y voit aussi la fin des "vieux" :
Être vieux, aujourd'hui, " ce n'est plus avoir de l'expérience, c'est, maintenant que l'humanité a changé d'élément, en manquer. Ce n'est plus être le dépositaire d'un savoir, d'une sagesse, d'une histoire ou d'un métier, c'est être handicapé. Les adultes étaient les représentants du monde auprès des nouveaux venus, ils sont désormais ces étrangers, ces empotés, ces cul-terreux, que les digital natives regardent du haut de leur cybersupériorité incontestable".
Ce sont ainsi les anciennes générations qui doivent changer : A elles " d'entamer leur rééducation. Aux parents et aux professeurs de calquer leurs pratiques sur les façons d'être, de regarder, de s'informer et de communiquer de la ville dont les princes sont les enfants".
Le regret qu'exprime Alain Finkelkraut, et que l'on ressent, c'est celui de ce que les Grecs appellaient l' aidos : "c'est la restriction de l'estime de soi-même au fondement de ce que nous appelons aujourd(hui le vivre ensemble".
Être cool, ne s'embarasser de rien, aller "droit au but", c'est l'anti-aidos. Alors que les formes sont d'abord un souci moral, le souci d'autrui. En clair, faire "cash", c'est se foutre des autres en fait. Ce qui disparaît avec les formes, ce sont les égards envers l'autre.
" Quand je met les formes, je respecte un usage, bien sûr, je joue un rôle, sans doute, je trahis mes originespeut-être. Mais surtout je fais savoir à l'autre ou aux autres qu'ils comptent pour moi. Je les salue, je m'incline devant eux, je prend acte de leur existence en atténuant la mienne".
C'est sûr que l'on est loin des comportements de ceux que Alain Finkelkraut appelle " la troupe innombrable des sans-vergogne". On croit les reconnaître : " ceux qui n'entendent pas le bruit qu'ils font; ceux qui, le casque sur les oreilles, traversent le monde sans voir personne; ceux qui téléphonent en public; et qui insultent le confident invonlontaire de leurs petits tracas ou de leurs grands chagrins quand ce dernier s'avise de leur rappeler sa présence".
Et le coup de grâce :
" La démocratie a eu raison de la culture générale. Elle l'a remplacée, sans crier gare, par la culture généralisée".
Voilà bien des paroles de celui que nombreux n'hésiteront pas à traiter de vieux con, au nom de cette modernité et de cette nouvelle forme de liberté.
Mais comment ne pas y voir aussi le signe de la difficulté de faire vivre une identité collective dans une communauté humaine, et même dans l'entreprise, creuset de toutes ces formes de comportement. C'était précisément le thème du séminaire dont j'ai parlé ICI.
Plaidoyer pour l'aidos....On en a peut-être encore besoin, finalement....
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