Amitiés numériques
01 juillet 2014
Quand on parle d'un ami, aujourd'hui, on ne parle plus des copains, ceux qu'on a rencontrés à l'école, au travail, par la famille; non, on parle aussi de ce nouveau genre d'amis, ceux qui sont sur Facebook, LinkedIn et autres réseaux sociaux. A tel point que les jeunes et les enfants font, paraît-il, moins confiance à leurs pairs en chair et en os qu'aux pairs qu'ils voient à l'écran. C'est ce que je lis dans l'ouvrage de Richard Sennett, " Ensemble - Pour une éthique de la coopération", que j'ai déjà évoqué ICI.
Ces recherches ont été menées par Sherry Turkle, professeur au MIT, et exposées dans son ouvrage " Alone Together : Why we expect more from technology and less from each other".
Une des explications, c'est que sur les réseaux sociaux les transactions sociales sont moins exigeantes, plus superficielles, qu'en face-à-face.On peut voir ses amis, les suivre, faire des commentaires, sans avoir besoin de s'impliquer vraiment dans ce qui se passe. On s'envoit de courts textes, sans besoin de s'appeler au téléphone ou de se voir vraiment. Je vois souvent des personnes des jeunes générations, assises l'une en face de l'autre, et communiquer ainsi par SMS ou via facebook ou autres; cela confirme cette observation de Sherry Turkle. Pour elle, les technologies sont un moyen de fournir l'illusion de la compagnie...sans les exigences de la relation.
Ce besoin d'être connecté, c'est aussi celui de la peur de la solitude. Mais en fait, si nous pensons qu'une connection constante nous fera nous sentir moins seuls, c'est l'inverse qui se produit : si nous sommes incapables d'être seuls, nous serons beaucoup plus susceptibles de l'être.
Et si nous n'apprenons pas à être seuls, nous ne saurons que nous sentir encore plus seuls.
Pour s'en sortir, Sherry Turkle propose de réserver ce qu'elle appelle des "zones franches" (je vais lui envoyer mon livre...) : ce sont des espaces, des lieux ou des temps de son quotidien. Au travail, cela pourrait être des "conversational thursdays", un peu comme les "casual fridays", où l'on aurait des vraies conversations. Certains dirigeants d'entreprise l'ont fait, selon elle. Car dans la conversation, nous bénéficions du ton, des nuances, nous sommes appelés à écouter d'autres points de vue, nous apprenons la patience. Alors que dans la connection, il faut que ça aille vite, que l'on réponde au quart de tour, que ça "chate". Et dans cette rapidité, on nivelle par le bas : pas le temps de réfléchir, il faut des échanges "simples", peu d'idées.
Mais parfois nous avons oublié ce qu'est une conversation..Cela me rappelle ces "conversations avec moi-même"...
Richard Sennett va encore plus loin dans l'analyse : car, pour lui, la "sociabilité superficielle" n'est pas la conséquence inévitable des réseaux sociaux en ligne. Il note qu'en Chine, il y a les réseaux sociaux, mais aussi un fort système de relations inter-personnelles par le guanxi, qui perdure. Pour lui, la "sociabilité superficielle" est un phénomène culturel, et les réseaux sociaux tombent à pic pour le développer, et non l'inverse.
Cela remonte à la Réforme, aux tensions entre les prétentions contraire du rituel mutuel et du spectacle religieux. Le rituel mutuel, c'est celui qui implique les fidèles dans un rite commun. Le spectacle religieux divise le rite entre les spectateurs passifs et les acteurs "actifs". Cette différence entre rituel et spectacle existe dans toutes les cultures.
C'est comme ça avec les réseaux sociaux également : les gens jouent devant une masse de spectateurs qui les regardent. Parmi tous les "amis" Facebook, surtout pour ceux qui les accumulent, une poignée va se dégager, les autres étant des "spectateurs passifs". Ainsi, dans ces connections , ces "consommateurs d'amitiés" deviennent en fait des "stars", qui produisent des images et des textos pour ceux qui les regardent. Et tout le monde se prend alors pour une star.
Dans ce nouveau monde des réseaux sociaux où l'on croit être une star, le vrai privilège, ce sont les face-à-face, les liens personnels, la présence physique. Alors que le "friending" entretenu par Facebook encourage la compétition ( je veux plus d'amis que toi...ou de followers si c'est sur Twitter, etc...). Alors que nous pouvons penser que la coopération, les relations d'amitiés, sont ce qui permet l'inclusion, Richard Sennett fait remarquer que l'arithmétique qui consiste à avoir des centaines d' "amis" privilégie l'étalage, et l'étalage compétitif. Et cet étalage compétitif se développe le plus dans ceux qui vont se trouver exclus des relations privilégiées et physiques. Ceci est aussi source d'inégalités :toutes ces "amitiés" dont la "consommation" consiste à regarder les autres vivre. Richard Sennett observe que de nos jours les enfants consomment de plus en plus de relations sociales en ligne, et de manière "théâtrale", comme des spectacles. Et que cela diminue l'interaction sociale durable entre jeunes de classes différentes. D'où l'accroissement des inégalités.
Les amitiés numériques : un facteur d'accroissement des inégalités?
Les relations inter-personnelles et les conversations : un privilège?
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