Les marginaux vont-ils sauver l'entreprise ?
01 mai 2013
Dans les entreprises, on le comprend vite quand on fréquente les commerciaux, les gens du marketing, les directions financières, il y a les bons et les mauvais clients. Les bons, ce sont ceux qui achètent, beaucoup, souvent; le "grand public", ceux qui qui sont nombreux à acheter les mêmes produits, en "masse". La télévision et la publicité les avaient repérés depuis longtemps, ces fameuses "ménagères de moins de cinquante ans".
Et puis, les autres, ceux auxquels on s'intéresse moins, forcément, ce sont les marginaux, ceux qui ne sont pas comme tout le monde, les pires étant "les pauvres" ( comme ils n'ont pas de sous ils n'achètent pas grand chose, donc il vaut mieux ne pas trop se casser la tête pour eux), mais aussi les vieux (ils ne comprennent rien aux nouvelles technologies, ils achètent surtout des médicaments, pour le reste, pas besoin de s'en occuper). Même chose avec les minorités "ethniques" : ils font pas comme tout le monde, donc, sauf pour ceux qui s'adaptent, et donc consomment les mêmes choses que la majorité, pas besoin de s'intéresser aux habitudes de consommations de ces groupes.
Bon, comme il faut quand même s'occuper un peu de "social", les entreprises réservent quand même parfois un peu d'intérêt pour ces "marginaux"; elle vont mettre ça dans la case "RSE" (Responsabilité sociale et environnementale); cela va consister à monter des fondations, faire du mécénat, aider les pauvres, les minorités de tous ordres; mais tout ça, c'est pas du business, du vrai, qui, lui, continue imperturbablement à s'occuper des "vrais" clients. Donc la RSE, c'est la bonne case pour se donner bonne conscience sans perturber le commerce et les profits.
Et si tout ça était en train de changer? Et si c'étaient justement les marginaux qui étaient la nouvelle frontière de la croissance et de l'innovation des entreprises, notamment occidentales?
C'est ce que nous fait comprendre Navi Radjou et ses co-auteurs de "L'innovation Jugaad", dont j'ai déjà parlé ICI.
D'abord parce que, même pour ceux qui le déplorent, ces "marginaux" qui n'intéressent pas le commerce vont devenir de plus en plus importants aux Etats-Unis et en Europe : de plus en plus de vieux, de minorités ethniques...et de "pauvres".
En 2030 les personnes de plus de 65 ans représenteront 25% des européens ( 17% en 2005). Autre tendance : la population musulmane d'Europe, qui représente 5% dans l'Union Européenne (10% en France) passerait à 20% en 2050, la France ayant dépassé ce chiffre bien avant. Et puis les pauvres : en France ils représentaient 8,6 millions de personnes en 2010, soit 14,1% de la population totale, contre 13,6% en 2000 ( la pauvreté étant définie comme en-dessous du seuil de 60% du niveau de vie médian). Autre tendance perçue, notamment aux Etats-Unis : l'érosion des classes moyennes.
Conclusion : les groupes marginaux sont en train de devenir le groupe de consommateurs dominant. Ils vont donc forcément devenir une nouvelle cible intéressante, ce qui va obliger les entreprises à modifier leurs modèles économiques pour pouvoir les servir tout en faisant aussi des profits. Cette fameuse théorie du "bas de la pyramide" dont j'avais parlé avec un dirigeant de Danone ICI, elle va concerner, non plus seulement les pays émergents que nous voulons conquérir mais nos propres pays occidentaux.
Alors, Navi Radjou et ses co-auteurs en concluent que la meilleure façon de nous adapter, nous les entreprises occidentales, c'est bien sûr de s'inspirer des entrepreneurs des pays pauvres et émergents, comme l'Inde, qui sont habitués, eux, à développer leur business vers les consommateurs pauvres; ce qu'ils appellent l'esprit "Jugaad" ( " débrouillards").
Ainsi nous sauverions nos entreprises des pays dits "riches", dans leurs marchés vieillissants et avec de plus en plus de pauvres en s'inspirant des pays qui sont pauvres depuis longtemps (et qui sont, eux, en train de devenir riches). Tout un paradoxe.
Bon, alors, messieurs les experts des pauvres qui deviennent riches, c'est quoi vos secrets pour sauver les riches qui deviennent pauvres ?
Accrochez-vous....voici les neufs secrets "Jugaad" :
1. Arrêter les projets RSE, et faire de l'inclusion sociale un impératif stratégique dans toutes les lignes de métier,
2. Plutôt que de faire de la R&D pour des produits haut de gamme avec des fonctionnalités sophistiquées, faire des produits accessibles aux consommateurs à faibles revenus;
3. Créer une culture de travail inclusive à l'intérieur des entreprises, avec un mode de management organisé autour de la gestion participative;
4. Reconnaître que les segments marginaux ne sont pas des esprits marginaux : même les vieux ont des idées, et de plus en plus intéressantes;
5. Utiliser la technologie pour abaisser le coût de l'inclusion : par exemple la télémédecine pour abaisser le coût du système de santé;
6. Co-créer des modèles économiques entre entreprises et associaitions;
7. Faire conduire ce changement systémique de modèle économique par un engagement au plus haut niveau, pour réorienter et transformer la Recherche et le Dévelopement;
8. Adapter les meilleures pratiques des marchés émergents : en Inde, 300 millions de personnes vivent avec moins de 1 dollar par jour; les entrepreneurs locaux savent ce que sont ces marchés..et inventer des produits et services pour eux;
9. Adopter les principes du modèle inclusif tout de suite : Il y a déjà 130 millions de personnes âgées de plus de 50 ans dans l'Union Européenne aujourd'hui, d'ici 2020 un adulte européen sur deux aura plus de 50 ans : il faut tout de suite anticiper et créer et distribuer les produits et services pour eux. Et parmi eux, il y aura pas mal de "pauvres", alors il faut en tenir compte aussi.
Cette leçon de management donnée depuis un pays pauvre pour préparer au mieux les économies encore riches, comme nous en Occident, à faire du business tout en voyant les populations de plus en plus composées de "marginaux", voilà un message que l'on ne peut manquer de trouver un peu cynique quand même.
Mais c'est vrai que les livres de management écrits par des indiens ( tels l'année dernière celui de Vineet Nayar, patron de HCL Technologie, dont j'ai parlé ICI), sont de plus en plus "tendance".
Intéressons-nous à ceux-ci avant de devenir tous pauvres...servis par des entreprises agiles venant des pays émergents et "pauvres nouveaux riches".
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