Sommes-nous au régime présentiste?
10 mars 2013
Un sentiment de désorientation nous gagne : l'attente naturelle de tout individu est alors de chercher des repères, tant matériels que symboliques, pour localiser sa position et s'orienter.
C'est Paul Claudel qui nous dit, dans son "Art poétique" :
" De moment à autre, un homme redresse la tête, renifle, écoute, considère, reconnaît sa position: il pense, il soupire, et, tirant sa montre de la poche située contre sa côte, regarde l'heure. Où suis-je? Et quelle heure est-il? telle est de nous au monde la question inépuisable".
Maintenant, s'orienter, aujourd'hui cela semble de plus en plus difficile,on se sent comme dans un brouillard. On ne serait ainsi plus en mesure de piloter l'Histoire, et serions plutôt baladés par elle au fil des évènements imprévisibles.
C'était le thème du dossier du magazine "Philosophie" de février dernier où je découvre une notion intéressante : le présentisme.
Face à ce que l'on pourrait appeler une "crise du futur", on constaterait une forme de repli sur la mémoire du passé ou bien sur l'immédiateté du présent. C'est ce que l'historien François Hartog appelle précisément le "présentisme". On voit bien de quoi il parle :
" Le régime présentiste essaie de vous dire que ça n'a aucune importance: tout ce qu'il faut c'est être prêt, réactif, rapide, flexible et disponible pour passer d'une information à une autre, d'un travail à un autre, d'une distraction à une autre, d'un lieu à un autre, d'une catastrophe à une autre".
Dans ce présentisme, on observe le monde passivement. Le futur ne mobiliserait plus, nous ne parviendrions pas à croire en ce que nous savons, c'est à dire à agir en conséquence.
Ce serait ainsi la fin du concept d'histoire selon François Hartog, interviewé ici :
"il semble qu’il n’y ait plus que des événements (on fait de l’événementiel), en politique, mais aussi bien dans l’entreprise, dans la communication, dans la culture, et que, du même coup, l’histoire ne soit plus qu’une série d’événements qu’on refuse de comprendre, qu’on réduit à de l’imprévu : l’essentiel étant seulement d’y réagir le plus vite possible".
Ainsi, en vivant dans ce "présentisme", seul le présent compte : le passé est inutile, et l' avenir est ce qu'on chercherait à "maîtriser" en y projetant le présent. Nous vivons ainsi dans « le temps réel » avec un présent qui produit à chaque instant, le passé et le futur dont il a besoin : un présent qui est lui-même son propre horizon.
Ainsi, le présent consisterait soit à "sauver" ce qui existe, ou bien à une catastrophe à venir. Voir en France combien on veut "sauver" : sauver la planète, sauver le régime des retraites, sauver l'Etat Providence, sauver les emplois, sauver l'industrie. Et sinon, on nous prédit effectivement l'Apocalypse.
Peut-être, alors, que la capacité à planifier, à regarder le futur, sont réservés à une élite, de plus en plus rare, que l'on pourrait appeler les "riches en futur". C'est ce que pense Michaël Foessel, philosophe, qui s'exprime lui aussi dans ce dossier de "Philosophie magazine" :
"La possibilité de savoir de quoi le lendemain sera fait, autrement dit d'organiser et de planifier sa vie sur le moyen et le long terme, est de plus en plus réservé aux élites. Les plus démunis, les travailleurs précaires ou les SDF sont privés de "capital symbolique" : ils ne voient les choses qu'à quelques semaines, parfois même quelques jours, devant eux".
Et il en déduit une explication sur cette vision noire du futur qui s'installe :
" Cette inégalité temporelle explique pourquoi les moins bien lotis s'imaginent souvent que "tout va péter", que le krach, le grand soir, l'Apocalypse sont pour demain. Ceux que l'on a privés de toute possibilité de se projeter dans l'avenir considèrent logiquement que la société entière est au bord du gouffre".
Jérôme Ferrari, autre philosophe, et romancier (lauréat du prix goncourt 2012 pour le "sermon sur la chute de Rome") fait une analyse encore plus cynique du phénomène considérant que nous autres occidentaux, sentant notre perte d'influence dans le monde suite à la montée des pays émergents, en arrivons, inconsciemment à presque souhaiter qu'une catastrophe globale se produise, espérant ainsi avec égoïsme qu' "il n'y aura pas d'Histoire sans nous".
Bon, alors, on peut guérir, docteur?
Pour Jérôme Ferrari et Michaël Foessel ce qui nous sauvera c'est la métaphysique, des notions comme le monde, l'âme, le temps, qui nous feront relever la tête et conjurer cette obsession du déclin.
Pour échapper au catastrophisme ambient,il faut affirmer que le monde est toujours à venir, est une invtation à agir, selon Michaël Foessel.
Et pour Jérôme Ferrari, "nous pouvons choisir d'obéir aux injonctions extérieures, produire et consommer en cadence, être des rouages fonctionnels de la machine. Ou bien nous pouvons essayer de maintenir, en marge du présent historique et de ses logiques mplacables, quelque chose comme une dimension spirituelle intègre".
Cette dimension spirituelle intègre, c'est peut-être celle qui nous permet aussi un rapport au temps différent, selon la distinction faite par Richard Baxter (penseur du XVIIème siècle) : soit on choisit de vivre dans un "temps cyclique", et alors on est prisonnier de la répétition du même, avec des phases d'appropriation et de consommation; soit on choisit de vivre dans le "temps théologique de l'attente", qui est linéaire et tendu vers l'avenir.
Pour sortir du "présentisme" et du catastrophisme, rien de tel que cet appel à la transcendance, et à prendre un peu de hauteur avec les philosophes.
Commentaires