La liberté par la curiosité
Comment changer le monde

Un chateau de nuées effacé sans laisser de trace

BellepoquePas facile d'imaginer, lorsque l'on traverse l'Autriche aujourd'hui, qu'un autre monde, un monde d'hier, a existé :.

" Je suis né en 1881 dans un grand et puissant empire, la monarchie des Habsbourg; mais qu'on ne le cherche pas sur la carte; il a été effacé sans laisser de trace. J'ai été élevé à Vienne, la métropole deux fois millénaire, capitale de plusieurs nations, et il m'a fallu la quitter comme un criminel avant qu'elle ne fut ravalée au rang d'une ville de province allemande".

Celui qui écrit avec amertume ces lignes, c'est Stefan Zweig. " Le Monde d'hier" est son dernier livre; il l'écrit en exil au Brésil, en février 1942. A peine terminé il ira le poster à son éditeur, et se suicidera avec sa jeune femme, Lotte, le lendemain.

L'ouvrage nous fait ainsi revivre l'Europe et l'Autriche depuis cette fin du XIXème siècle jusqu'en 1941. La guerre, les guerres, le déchirement de l'Autriche. La fin d'un monde. Effacé sans laisser de trace.

Quand on observe avec Stefan Zweig toute l'indolence de cette Autriche de fin de siècle, comme le calme avant la tempête, on remarque forcément combien ce pays semble endormi, comme assoupi dans son confort; et comme on connaît la suite, on a envie de lui crier que son empire est fragile, que ça va mal tourner. Mais elle n'entend pas, elle court vers son destin.

Stefan Zweig appelle cette époque "l'âge d'or de la sécurité".

Tout a l'air immuable, fondé sur la durée, " et l'Etat lui-même paraissait le suprême garant de cette pérennité".

Grâce à cette durée, on pouvait tout prévoir d'avance : " Qui possédait une fortune pouvait calculer exactement ce qu'elle lui rapportait chaque année en intérêts; le fonctionnaire, l'officier trouvait dans le calendrier l'année où il était assuré de bénéficier d'une promotion ou de partir en retraite".

"Tout, dans ce vaste empire, demeurait stable et inébranlable, à sa place".

Et ce siècle de la sécurité devient l'âge d'or des assurances: on s'assure sur tout; " Les ouvriers eux-mêmes s'organisèrent et conquirent par leur lutte un salaire normalisé et des caisses de maladie; les domestiques prirent sur leurs économies une assurance-vieillesse et payèrent d'avance à la caisse mortuaire leur propre enterrement. Seul celui qui pouvait envisager l'avenir sans appréhension jouissait avec bonne conscience du présent".

Et se développe une foi en un "Progrès" ininterrompu et irrésistible : " On croyait déjà plus en ce "Progrès" qu'en la Bible et cet évangile semblait irréfutablement démontré chaque jour par les nouveaux miracles de la science et de la technique".

Ce monde de la sécurité, il n'a pourtant pas survécu :

" Maintenant que le grand orage l'a depuis longtemps fracassé, nous savons depuis longtemps que ce monde de la sécurité n'était qu'un chateau de nuées. Pourtant mes parents l'ont habité comme une maison de pierres".

Ce monde d'hier, de la sécurité apparente, c'est aussi le monde où rien ne va vite, ce que Stefan Zweig appelle "un monde sans hâte". Les corps confirment cette impression :

" Quand j'essaie de me représenter l'apparence des adultes au temps de mon enfance, je suis frappé du grand nombre de ceux qui accusaient une obésité précoce. Mon père, mes oncles, mes professeurs, les vendeurs dans les magasins, les musiciens de l'Orchestre philarmonique devant leurs pupitres étaient tous à quarante ans des hommes corpulents et "dignes". Ils marchaient à pas lents,parlaient d'un ton mesuré et, en conversant, caressaient leur barbe, trés soignée et souvent grisonnante".

Oui, dans ce monde "bourgeoisement stabilisé", on va lentement : "jamais il ne se produisait rien de soudain".

Les formules de Stefan Zweig, comment ne pas avoir envie de les appliquer à d'autres mondes qui, eux aussi se sentent "bourgeoisement stabilisé" et en sécurité : nos entreprises, surtout les plus grandes ( on pourrait dire les plus grosses, celles qui sont "corpulents et dignes"); celles qui se croient des empires, et qui elles non plus, n'aperçoivent pas qu'elles sont parfois des "chateaux de nuées" qui pourront se faire éliminer par de nouveaux entrepreneurs agiles. Mais le danger guette toutes les entreprises,même les plus petites, surtout celles qui commencent à se croire importantes, qui commencent à être un peu prétentieuses.Et d'elles, ou de leurs dirigeants, leurs managers, on dira qu'ils "s'embourgeoisent", eux aussi. Et l'entreprise où les dirigeants s'embourgeoisent ressemblent tellement à cette Autriche de la Belle Epoque.

Repenser à cet empire des Habsbourg, c'est prendre conscience que les empires des entreprises qui s'endorment dans la nonchalance peuvent, eux aussi être "effacés sans laisser de trace".

Lire Stefan Zweig et le "Monde d'hier" est une façon de s'en protéger....Peut-être.

Commentaires

Jmphelippeau

Bonjour Gilles.

Ton excellent "post" invite à relire le Yi-King (la vie est mouvement, la stabilité et la répétition sont mortifères) et me remet aussi en mémoire cette citation de Winston Churchill, qui avait toujours le sens de la formule: "Mieux vaut prendre le changement par la main avant qu'il ne nous prenne par la gorge!"

gillesmartin

Merci Jean-Marc de ces compléments.
La citation de Winston Churchill était déjà le sujet d'un post précédent de juillet 2008 : http://gillesmartin.blogs.com/zone_franche/2008/07/par-la-main-ou-par-la-gorge.html
Toujours d'actualité en 2013
merci de nous le rappeler

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