Roman, essai, mais aussi témoignage, émouvant. Cela commence au musée d'art moderne, un tableau qui "arrête le regard", on connait cela aussi. Portrait d'une femme assise, en robe rouge. Et ce qui arrête le regard de l'auteur, c'est justement le regard :
" Sous les résilles des traits foncés, la force de ses yeux profonds, comme creusés dans la matière, m'attirait. Et plus je les fixais, plus ils m'aimantaient, comme s'ils tournaient légèrement dans leur orbite pour m'hypnotiser".
Ce sentiment d'être avec le tableau, Il n'y a plus rien autour.
Ce portrait c'est celui de "Caroline' peint par Alberto Giacometti en 1965, il a alors 60 ans, peu avant sa mort.
Et elle, Caroline, qui ne s'appelait pas Caroline, mais Yvonne, elle a 20 ans. Et c'est le dernier modèle, mais aussi le dernier amour de Giacometti.
L'auteur a retrouvé à Nice cette Caroline, aujourd'hui une vielle femme qu'on pourrait dire "indigne", et c'est cette rencontre, dans ce petit appartement, avec les canaris sur le balcon, que racontent les 126 pages de roman-témoignage. Entre souvenirs et nostalgie, on s'y croirait, on ,'ose pas faire de bruit, à surprendre ainsi cette rencontre entre Franck Maubert l'auteur, et Caroline. Le titre : "Le dernier modèle" (Prix renaudot essai 2012).
Cet amour il est forcément "fou". On se promène avec Giacometti et Caroline dans un Paris d'avant; Et l'auteur qui la retrouve à Nice retouve aussi ce regard qui l'avait arrêté dans le tableau :
" Le même regard me fait face. Pas de difficulté à le saisir, il est immédiat, il ne ment pas, il interroge. C'est bien celui de la "Caroline" de Giacometti, son dernier modèle. J'en perçois la force et la détresse dépouillée de tout".
Il ne ment pas, mais il se cache. On apprendra Caroline petit à petit, des souvenirs, des demi-confessions. Une écriture à la Modiano.
Alberto Giacometti aime les femmes, surtout, ou notamment, les prostituées qui le fascinent, comme Caroline l'a fasciné. Elle, elle est fascinée par cet Alberto qui ne cesse de parler lors de leur première rencontre, et elle est "envoûtée" :
" Je me souviens de nos promenades de la nuit, nous marchions où nous menaient nos pas, légèrement ivres. Il parlait de tout et je l'écoutais, j'aimais l'écouter et, jusqu'à la fin, j'ai aimé l'écouter".
Elle va poser pour lui dans cet atelier au bout de l'impasse du 46 rue Hyppolyte-Maindron. Et l'on retrouve ce regard : pour Alberto, les yeux sont le reflet de l'être.
A l'issue de la première séance de pose, qui dure une bonne heure :
" Caroline découvre une des feuilles, le papier est percé, troué au niveau des yeux. Elle ne se reconnaît pas, mais elle ne s'autorise aucune remarque." Je ne me serais pas permis quoi que ce soit. Je me contentais d'être une éponge : quand il était anxieux je le devenais aussi".
Il l'emène à Londres pour une de ses expositions à la Tate, et là ils passent une soirée avec Francis Bacon, dont Alberto s'écrie: " Voilà la personne qui m'a influencé plus que tous les autres".
Pourtant, s'interroge Franck Maubert, l'art de Bacon et celui de Giacometti n'ont pas de points communs a priori. Mais ce qui les rapproche c'est le traitement du corps humain.
" L'artiste anglais exhibe la chair, jusqu'à la scarifier, voire la liquéfier, là où le sculpteur la rend désséchée, quasi momifiée. Au-delà du formel on peut y voir, pour l'un comme pour l'autre, un souci de brutale vérité de la condition humaine, un même attachement à exprimer l'angoisse de la solitude de l'être confronté à lui-même, être nu totalement exposé. Dans un cas comme dans l'autre, même rapport au corps. Chacun à sa manière le distord et l'interroge. Ils cherchent à exprimer une tension, le "dedans" de l'être, sans pour autant s'attacher au sentiment".
Ce sont tous deux des "artistes extrêmes", qui se sont concentrés toute leur vie sur un même sujet, dans le même atelier, sans modifier leur mode de vie.
Les dernières pages du récit relatent la mort d'alberto, dans un hôpital de Suisse, racontée par Caroline. Et l'auteur se retire, comme nous, à regrets, sur la pointe des pieds :
" La lumière commence à baisser. Caroline allume une petite lampe posée sur la table près de l'entrée. Je lis des marques de fatigue sur son visage et préfère la laisser. Elle me fixe une dernière fois, et je sais qu'aujourd'hui, aujourd'hui ou les autres jours, elle ne me racontera rien de plus. J'ai bien compris qu'elle préfèrerait garder encore des secrets pour elle. Aux mystères de Caroline répondent les énigmes d'Alberto".
En la quittant, il se rappelle ses mots : "j'étais sa démesure".
Démesure, dernier modèle, regard, corps, brutale vérité de la condition humaine.
On ressort de ce roman/essai un peu chaviré, presque une envie d'aller, comme Alberto et Caroline, prendre un café ou une coupe de champagne Chez Adrien, près de Montparnasse, ou, vers quatre heure du matin, des huitres et une assiette de frites Chez Dupont, près de la gare Montparnasse, dans ces leux qui n'existent plus que dans les livres et sur les vieilles photos.