Panne de style : Fin de l'occident ou rebond annoncé ?
04 avril 2012
"Notre capacité à accueillir le changement perpétuel est limitée et, à l'heure actuelle, nous sommes saturés".
Celui qui parle ainsi, c'est Kurt Andersen, romancier et journaliste, ancien critique d'architecture et de design, dans un article de Vanity Fair, traduit il y a une semaine dans "Courrier International".
Alors que l'on constatait par le passé que les productions culturelles changeaient du tout au tout en vingt ans environ, on ne voit plus aujourd'hui de différences notables entre 2012 et 1992 : le cinéma, la littérature, la musique n'ont jamais aussi peu changé selon Kurt Andersen. Lady Gaga a seulement remplacé Madonna. Même s'il y a forcément des exceptions. Néanmoins, nous avons l'impression de vivre une époque où rien n'est obsolète, et rien n'est vraiment nouveau : "Tout nous va".
Le paradoxe, c'est que les technologies, elles, ont fortement évolué (internet, mobiles, smatphones), et c'est justement face à cette vertigineuse évolution que "nous nous cramponnons comme jamais à ce qui nous est familier en termes de style et de culture".
Mais, autre paradoxe, "nous avons beau avoir sombré dans un état de paralysie stylistique et être incapable de nous relever, nous sommes plus nombreux que jamais à consacrer beaucoup de notre temps et de notre énergie à nous préoccuper de notre style personnel".
La raison pour Kurt Andersen : c'est que le bon goût s'est démocratisé, les enseignes chic sont devenues un marché de masse.Les gens se ruent par millions dans les Apple Stores; tout le monde se prend pour un styliste amateur. "Les choses que nous possédons sont plus que jamais des accessoires de théâtre, les vêtements que nous portons sont des costumes de scène, les espaces où nous vivons, dînons, faisons nos achats et passons nos vacances, des décors".
C'est un peu comme si nous avions besoin d'être rassurés en ces temps déconcertants de grands chambardements technologiques. Mais Kurt Andersen y voit aussi une raison économique : ces enseignes qui font le style sont devenues des grandes multinationales, ces sociétés stylées sont des entreprises pesant plusieurs milliards de dollars, elles ne veulent pas changer trop rapidement : les Starbucks restent des Starbucks, les jeans restent des jeans; ceux qui occupent les places n'ont pas envie d'être trop vite balayés par un élan général d'innovation et de changement.
Pour Kurt Andersen, on peut imaginer deux scénarios pour la suite :
Soit "le progrès économique et l'innovation stagnent, hormis les technologies de l'information, ce qui nous pousse à adhérer au passé et à faire du présent un musée, ce qui prive les cultures de l'innovation de l'énergie dont elles ont besoin pour faire surgir des idées et des formes vraiment nouvelles, ce qui décourage tout changement radical et renforce la stagnation économique". Et alors, ce serait la fin annoncée de la civilisation occidentale dans un long murmure nostalgique.
Soit il va y avoir un rebond trés bientôt, avec les baby boomers qui sont à l'origine de cette glaciation qui vont disparaître et mourir, un flot de nouveauté inouïe venant alors les remplacer,demain.
Kurt Andersen n'en parle pas, bien sûr,mais cette thèse m'a rappelé Hannah Arrendt ou Léo Strauss, dont Thierry Mennissier nous a fait un brillant exposé lors de la conférence de l'AJEF le mois dernier.
Pour ces auteurs, et par exemple Hannah Arendt, ce qu'elle a vécu avec le totalitarisme et le nazisme l'ont amenée à réfléchir à ce qui a dénaturé les sociétés libérales, et à diagnostiquer que la perte de consistance du fait humain, les dérives de la modernité, en sont la cause. Elle veut remettre en cause certains usages de la modernité, et prône un retour aux classiques. Pour elle, il faut repenser le modèle de la culture, reformer le jugement des contemporains; faire des citoyens des Hommes qui ont appris à écouter, à juger, à regarder, grâce à une "consistance culturelle" qu'il faut retrouver. Ce qui permettra une autonomie du jugement culturel. Pour elle, il faut retrouver l'autorité, au sens de référence.
C'est en retrouvant les classiques que l'on retrouvera le style, car, comme nous l'a dit Thierry Mennissier, en citant l'architecte Auguste Perret :
" Le mot style n'a pas de pluriel".
Alors : Kurt Andersen contre Hannah Arendt ?
La mort de l'occident, ou l'innovation inouïe ?
Ou bien le retour aux classiques, à une vie authentique, pour empêcher une modernité dénaturée et mortelle ?
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