Le trio infernal
26 novembre 2011
" Vous connaissez le trio infernal qui conduit les entreprises dans le mur, et en font perdre le contrôle ?"..." Ce sont les process, les indicateurs de performance ( les fameux KPI's), et les reportings".
Qui parle ainsi ?
François Dupuy, sociologue et auteur de " Lost in management - La vie quotidienne des entreprises du XXIème siècle", avec qui j'ai déjeuné cette semaine.
Avrc un sens de l'humour un rien british, et des expressions paradoxales, voilà le genre de personne avec qui on passe un bon moment. Son livre est à l'image du personnage et je vous en conseille la consommation.
François Dupuy se présente comme un sociologue, spécialiste de la sociologie des organisations, dans la ligne de Michel Crozier, dont il a été l'élève et l'admirateur. Crozier et son fameux ouvrage " Le phénomène bureaucratique", paru....en 1954.
En sociologue des organisations, François Dupuy considère que les entreprises ont perdu le contrôle d'elles-mêmes, surtout celles qu'on appelle les grandes entreprises, les multinationales. Elles ont souvent détruit la confiance qui a assuré le succés initial de la plupart d'entre elles ( basée sur un entrepreneur créateur ou une grande figure du management),
" Dès lors qu'elles souhaitent substituer à l'initiative, à la bonne volonté ou au sérieux de leurs salariés des processus et des contrôles renforcés, elles font passer un message clair de défiance et tout le monde le comprend ainsi".
Pris dans ces systèmes de contrôles inéfficaces, les salariés, surtout ceux en contact avec le client ou le produit, ont appris à se créer des zones de confort et de liberté qui leur permettent de faire ce qu'ils veulent. Et la structure ou l'organisation de l'entreprise n'y peut rien, car ce qui compte, ce n'est pas pas la structure, mais la façon dont les gens travaillent, les modes de fonctionnement. Et plus il y a de ces contrôles et de ces KPI's, plus les cadres en profitent pour se créer des zones de liberté.
C'est ce que François Dupuy appelle des " bérézinas du management", dans lesquelles les entreprises se dirigent, poussées par le couple infernal des " bureaucrates qui en salivent à l'avance et des responsables qui veulent se couvrir, tant ils contrôlent de moins en moins ce qui se passe chez eux".
Prenez ces structures dites " matricielles", bonheur des consultants et de l'organisation des entreprises des années 90; et ces larmes de crocodiles de ceux qui disent " je n'y arrive pas, j'ai deux chefs" : François Dupuy leur répond souvent que ce qu'il leur faudrait, c'est trois chefs; car ce sont les mêmes qui ont précisément appris à vivre dans une formidable zone de liberté avec ses deux chefs, sur lesquels on peut renvoyer tous les problèmes, et dont on se protège.
Autre élément protecteur du travail, les fameuses formes tayloriennes du travail : ceux qui ont critiqué les formes tayloriennes du travail ne sont pas les travailleurs concernés, mais plutôt les des personnes extérieures, et intellectuelles. Car, pour les acteurs directement concernés, la forme taylorienne du travail est, là encore, trés protectrice du travail.
Ce manque de confiance, cette défiance, d'où viennent-ils ? Pour François Dupuy, le sujet, c'est " l'incertitude" :
" Nous ne nous fions pas aux autres , quand nous ne savons pas ce qu'ils feront si tel ou tel évènement se produit ou si nous leur communiquons une information importante. ils sont donc "incertains", pour nous et leurs comportements sont imprévisibles. Et cette imprévisibilité n'est pas le fait d'acteurs erratiques qui réagiraient au hasard et au gré des évènements. Elle est de nature "stratégique" car elle nous prive de la possibilité de savoir ce qui est important pour les autres, donc d'apprécier le pouvoir que l'on pourrait avoir sur eux".
En clair, plus l'acteur est incertain, plus il a de pouvoir, et moins on peut lui faire confiance.
Pour s'en sortir, il ne s'agit surtout pas de renforcer les procédures de contrôle, source de défiance, mais de rétablir la confiance, en réduisant l'incertitude des comportements. La solution, pour françois Dupuy, ce n'est pas le contrôle, mais l'éthique : être éthique c'est précisément accepter de réduire l'incertitude de son comportement, en acceptant et en respectant des " règles du jeu" acceptées par tous.Celles qui fixent ce qui est acceptable, et ce qui ne l'est pas, dans les relations et les comportements. Quand ils sont incarnés, ces comportements, ce sont les collaborateurs entre eux, selon une forme de "contrôle social", qui se chargent de les faire respecter dans les communautés qui interagissent pour faire fonctionner l'entreprise.
Car ce sont précisément cette éthique et ces règles du jeu qui vont garantir à celui qui se "découvre", qui accepte de rendre aux autres ses comportements plus prévisibles, qu'il existe des limites à l'usage que les autres peuvent faire de cette ouverture.
Devant ce diagnostic de sociologue, plutôt sévère, j'ai quand même demandé à François Dupuy si il était quand même optimiste pour les entreprises : il l'est, car il trouve que les entreprises ont en elles une formidable capacité d'adaptation, et que, quand il faudra détricoter les process et systèmes de contrôle qui ont amené l'entreprise dans le mur, ceux qui en seront le plus capables seront précisément ceux qui les ont mis en place, c'est à dire les managers et surtout les consultants. Il est convaincu qu'un nouveau marché s'ouvre, qui promet d'être passionnant, pour les consultants du XXIème siècle qui auront compris le virage.
Alors, soyons prêts à entrer dans le monde de l'éthique et de la confiance pour inventer et rendre réelles les entreprises du XXIème siècle qui auront envie, ou devront, se libérer du trio infernal.
Cela donnait de l'espoir.
Merci, François!
Bonne semaine pleine de livres et d'articles ! Pascal, journaliste.
Rédigé par : Djemaa | 27 novembre 2011 à 15:08