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Penser plus librement

Photo

Chaque année impaire, c'est la Biennale d'art contemporain de Venise; cette année c'est la 54ème. J'avais déjà parlé de la 53ème. Et l'année dernière, j'ai parlé de cette exposition à Rouen.

La Biennale de cette année a pour titre " Illuminations", orchestrée par la suisse Bice Curiger. Ce titre parle bien sûr de la lumière, mais c'est aussi une référence à une des caractéristiques intrinsèques de l'art : une expérience unique et qui nous illumine. L'art est ainsi ce symbole de l'expérience qui nous permet d'aller au-delà et ailleurs.

Ce parcours dans les productions artistiques du monde entier, et de tous genres ( sculptures, vidéos, oeuvres monumentales,...) est effectivement une vraie expérience.

Venise, c'est aussi maintenant le Palazzo Grassi et la Punta della Diogana, occupées par les oeuvres de la Fondation François Pinault. A la Diogana, l'exposition a pour thème : " Eloge du doute".

Dans le catalogue, François Pinault nous confie l'origine de sa passion ancienne pour l'art, et particulièrement l'art contemporain :

" Dès mes premiers pas de collectionneur, il y a plus de quarante ans, l'art m'a paru trés vite comme le meilleur moyen de chercher à dépasser ses propres limites. La fréquentation de oeuvres d'art éveille la curiosité, suxcite questions et remises en cause, déverrouille l'esprit. D'une certaine manière, elle permet de penser plus librement. (...)

L'intention de l'exposition " Eloge du doute" est de célébrer le doute dans sa dimension la plus dynamique, celle qui défie les vérités établies, celle qui pousse à s'interroger, celle qui réveille la vie en soi".

Pour penser plus librement, et rendre hommage au doute, l'expérience de la Biennale et celle de la Punta Della Diogana est unique.

On peut y aller jusqu'au 27 novembre.

Pour des photos, voir aussi le blog de mon ami Tristan.


La leçon de Claude Levi-Strauss

Samourai

Certains, quand ils parlent de performance et de progrès, pensent à des ruptures fantastiques, des innovations, des trucs qui en jettent et font passer tous les concurrents pour des nabots. C'est le rêve des futurs Zuckerberg ou Bill Gates. Il paraît que c'est une attitude trés occidentale.

Et puis d'autres sont plutôt les adeptes des petits pas, de l'amélioration continue, chaque jour on fait mieux que la veille, ça ne s'arrête jamais : c'est l'approche de la compétitivité dite " à la japonaise", celle qui nous a été amenée par les disciples des méthodes Kaizen. Des tonnes de livres lui sont consacrés depuis ceux de Masaaki Imai, le père fondateur de l'institut Kaizen, et toujours chairman aujourd'hui, à 81 ans ( les petits pas, ça conserve..).

Parler de ces approches suxcite, encore aujourd'hui, dans nos contrées européennes, des réactions parfois négatives : usine à gaz, paperasses, ça va trop lentement, c'est trop de procédures, de " cercles de qualité", nous on veut des résultats plus rapides ( la fameuse tendance à la rupture spectaculaire qui flatte l'ego du héros magnifique).

Elles sont pourtant toujours une référence utile, et jamais démodée, lorsqu'il s'agit de construire des démarches de progrès et d'obtenir des résultats durables et pérennes.

D'ailleurs, même si la démarche est fortement axée sur l'optimisation des processus, ce n'est pas la première étape de la démarche.

C'est Masaaki Imai lui-même qui insiste sur ce qui constitue le point de départ d'une maîtrise de la qualité, des produits comme des processus : la qualité commence par le " humanware", la qualité des gens, du personnel.

C'est ce qu'il appelle " l'esprit Kaizen" : cette capacité à identifier qu'il y a un problème, que quelque chose ne marche pas totalement comme il faut. Et puis, disposer des réflexes qui font que, une fois les problèmes identifiés, on sache les résoudre. Et enfin, lorsqu'un problème est résolu, savoir normaliser les résultats afin de prévenir le retour de nouveaux problèmes identiques.

Cet " esprit" s'applique, comme un réflexe, à de toutes petites choses : une vérification que la porte est bien fermée, que tous les ingrédients ont été pesés,...Ou bien, dans le service, le sourire en plus pour le client, le petit plus que l'on fait pour lui, qui n'est pas écrit dans la fiche de poste, mais que l'on fait pour le satisfaire. Toutes ces choses quirendent les systèmes, les processus, le fonctionnement des entreprises fluides et efficaces, et qu'on ne peut pas totalement codifier dans les procédures, qui font la différence entre l'entreprise de qualité et les autres. Et pas besoin de ruptures spectaculaires pour ça.

C'est vrai que cet esprit n'est pas facile à inculquer quand l'entreprise en manque. C'est quelque chose de longue haleine, qui se fait pas à pas, par déploiement tout le long de la hiérarchie, et entre les communautés et réseaux.

Masaaki Imai cite une conférence de Claude Levi-Strauss tenue au Japon, en ...1983, et qui déclarait :

" Pour produire de meilleurs systèmes, une société devrait se préoccuper moins de produire des biens matériels en quantité croissante que de produire des gens de meilleure qualité, en d'autres termes des êtres capables de concevoir ces systèmes".

Cet enjeu de " produire des gens de meilleure qualité", il reste tout autant d'actualité aujourd'hui et l'on continue de chercher les voies et moyens pour en faire une réalité.

Merci Claude Levi-Strauss !


Tout un roman !

Lire

Je prends la suite après les 35 millions qui lui sont passés dessus avant moi…Mais le plaisir est intact.

Il s’agit du roman «  Cent ans de solitude » de Gabriel Garcia Marquez, auteur colombien, prix Nobel de littérature en 1982. Ce roman, paru en 1967, a été traduit en 35 langues.  Et moi, je ne l’avais pas toujours pas lu.  On sort un peu groggy d’un tel roman.

Cet épais roman ( 460 pages dans l’édition de poche) nous fait parcourir tout un siècle en restant dans un seul village, imaginaire, Macondo, de la Colombie ; ça se passe entre la moitié du XIXème siècle et la moitié du XXIème siècle. Et l’on passe ce siècle avec la famille Buendia, génération après génération, où tous les garçons s’appellent José Arcadio ou Aureliano, et les filles Remedios, ou presque. C’est dire qu’on les mélange facilement si l’on ne fait pas attention.

Le roman mélange l’Histoire, la vraie, relatant des évènements réels de la Colombie (par exemple cette grève dans les bananeraies, en 1928, réprimée violemment, qui a fait des milliers de morts), et les histoires des membres de cette famille, avec la présence de fantômes , dans le genre dit du «  réalisme magique ».

Difficile à percevoir, à la lecture, ce qui a fait un tel succès ; ce côté magique, ces personnages tous originaux, ce style qui permet au narrateur de décrire les faits les plus improbables avec le recul de celui qui raconte une histoire dont il connaît déjà la fin avant nous. Cela donne envie de dévorer les chapitres les uns après les autres ; cela ne s’arrête jamais.

Ce blog ne parle pas souvent de romans, même si l’été est souvent l’occasion  de varier les lectures.

A quoi cela sert-il de lire des romans ?

Le roman, c’est le moins scientifique des discours, il ne n’explore pas de concepts, il n’expose pas d’idées et de réflexions. Cela ferait ranger la lecture de romans dans ce que l’on appelle les activités distrayantes, voire sentimentales, réservant à d’autres ouvrages, les essais, les sujets de connaissance.

Pourtant, la littérature permet justement des expériences que n’apportent pas d’autres types de lecture. Selon Jacques Bouveresse :

«  La littérature peut nous apprendre à regarder  et à voir – et à regarder et à voir beaucoup plus de choses que nous le permettrait à elle seule la vie réelle – là où nous sommes tentés un peu trop tôt et un petit peu trop vite de penser » ( in «  la littérature, la connaissance et la philosophie morale »).

C’est exactement cette impression que l’on a en cheminant, grâce à Gabriel Garcia Marquez, avec les protagonistes de la famille Buendia, en suivant les périodes de plein développement de ce village, l’arrivée du chemin de fer, les entrepreneurs qui se lancent dans des affaires innombrables – une loterie,  un commerce de bijoux, la culture des bananes – avec plus ou moins de succès ; et ceux qui se lancent dans la guerre – la lutte entre les conservateurs et les libéraux . Cette microsociété est passionnante.

On connaît cette phrase d'Oscar Wilde, à propos d'un roman de Balzac : " La mort de Lucien de Rubempré est le plus grand drame de ma vie".

Dans cette vision, la littérature devient une expérience de pensée, une façon de découvrir des vies différentes, et des sujets de société, dont nous n’aurions jamais l’expérience dans la vie réelle ou dans des lectures plus théoriques. Le roman est alors une façon d’accueillir d’autres mondes, d’autres caractères, d’incorporer dans sa propre personnalité des savoirs et des émotions nouvelles et différentes.

 C’est une sorte de rendez-vous avec soi.

Voilà une bonne raison pour lire des romans..


A quoi jouons-nous ?

Kandinsky Je poursuis la lecture de " The economics of attention" de Richard A.Lanham, et son exploration de la substance et du style ( stuff and fluff).

Ces deux concepts ne s'opposent pas vraiment, mais constituent deux mondes dans lesquels nous apprenons à vivre en même temps, et que l'économie de l'attention nous fait bien percevoir.

Prenons les motivations humaines, celle du capitaine d'industrie, d'un entraîneur de foot, ou d'un entrepreneur : on veut gagner.

 Cette métaphore du jeu, " the game", on la connaît : Dans une conception extrême de cette ambition, la vie est comme transparente, on passe à travers ( " through") pour atteindre le but et gagner. A l'autre extrême, on va trouver ceux qui préfèrent l'esthétique à la réalité, les scientifiques et les chercheurs qui aiment chercher. Ceux qui prennent plaisir à vivre, comme on dit.Ils sont les " at". Ils aiment non pas " the game", mais " to play". Leur jeu, c'est prendre le temps de vivre chaque instant. On peut avoir tendance à les traiter de fainéants, manquant d'ambition. Mais on peut aussi envier leur plaisir, lorsque le stress de la compétition, la peur d'échouer apparaît dans le coeur de ceux qui sont un peu trop dans " the game".

 Le paradoxe, c'est de constater que celui qui commence dans " the game", et qui se lance dans la compétition, comme un entrepreneur acharné qui veut réussir à tout prix, celui-là, en réussissant, va de plus en plus s'approcher de " the play" : il va trouver le plaisir d'entreprendre, le facteur économique n'est plus le principal critère. Ce plaisir d'entreprendre, il est même parfois considéré comme justement le facteur qui fait réussir; car celui qui ne vit que dans la compétition économique manque de cette attitude sereine et ouverte qui lui ferait bénéficier de chances et d'opportunités qu'il ne voit pas, tant il est aveuglé apr l'obsession de la substance, sans style.

 C'est donc bien en passant d'un jeu à l'autre, et en étant capable de vivre dans ces deux mondes simultanément que la réussite nous sourit, selon Richard Lanham.

Pour reprendre une célèbre formule : dis-moi comment tu joues, je te dirai qui tu es.


L'économie de l'attention

Attention

C'est un lieu commun aujourd'hui de dire que nous sommes passés d'une économie des biens matériels à une économie de l'immatériel. On parle d' " économie de l'information".

Pourtant, si on considère que l'économie étudie l'allocation de ressources marquée du sceau de la rareté, ce n'est pas d' "économie de l'information" dont nous devrions parler, car l'information, elle n'est pas rare, mais au contraire de plus en plus abondante. Nous croulons sous le déluge d'informations qui nous tombent dessus chaque jour. Ce qui est rare par contre, et de plus en plus difficile, c'est la capacité à trier là-dedans, c'est l'attention humaine nécessaire pour donner du sens à ce déluge d'information. C'est cette attention qui fait l'objet de la principale rareté.

C'est pourquoi Richard A. Lanham parle de " l'économie de l'attention", dans son ouvrage du même titre.

Ce qui est intéressant dans cet auteur, c'est son origine : il est professeur émérite ( c'est à dire en retraite) de littérature de l'Université de Californie, et aujourd'hui consultant-expert pour démasquer les plagiats en matière de droits de propriété intellectuelle dans les shows télévisés ( voir son site). Il n'est donc ni économiste, ni consultant en management. C'est précisément la raison qui rend son ouvrage unique. Et nourissant.

Car si nous sommes bien dans  "l'économie de l'attention", ce dont Richard Lanham n'a pas de mal à nous convaincre ( l'ouvrage date de 2006, mais semble toujours trés actuel), la question est alors de mesurer les conséquences sur notre vision du monde et les modèles de performance de nos organisations.

Dans une économie de l'attention, ce qui compte, c'est d'attirer l'attention, c'est le style : la substance ( the stuff) et le style ( the fluff) ont inversé leur place : alors qu'auparavant ce qui comptait c'était la substance, le style n'étant que l'habillage, le superflu, pour faire passer la substance, dans une économie de l'attention, c'est le style ( the fluff) qui est prépondérant et qui donne toute la valeur. La substance n'est communiquée, et n'existe, que par le style :

" Plus nous avons accés à des informations, plus nous avons besoin de filtres, et l'un des modes de filtrage les plus puissants que nous ayons à notre disposition c'est le style".

Alors que nous sommes submergés par l'information, le style est ce qui sert d'accroche pour capter notre précieuse attention.Et il sert aussi de filtre pour sélectionner le canal de communication qui a la meilleure chance de me plaire. C'est ainsi que, face à quelqu'un qui s'adresse à moi, avant même qu'il ne commence à parler parfois, il me suffit de tremper mes lèvres dans son style, tel que je le perçois par mes sens, pour savoir si cette personne a une chance d'être ma " tasse de thé". 

 Richard Lanham distingue deux pôles, dans les signaux que nous émettons ou recevons : un pôle " through", qui correspond à la conscience minimale du medium expressif; et un pôle " at", qui correspond à la conscience maximale de la manière dont nous exprimons ce que nous faisons. Ainsi, quand je prend plaisir à lire un livre en me laissant captiver par l'intrigue, je suis dans le " through"; ( la substance - le stuff - est prépondérante) alors que si j'analyse la forme des phrases, la composition, les mots employés, je suis dans le " at" ( le style - le fluff - est prépondérant).

Nous passons plus ou moins facilement d'une posture à l'autre, de " through" à " at". Observons la mode des " séminaires" dans les entreprises : ils ont pour principale vocation de permettre à un groupe de managers de sortir du " through", la vie quotidienne du business et la pression du quotidien, pour prendre le recul, se mettre en position " at". C'est aussi la principale demande que l'on fait, formellement ou non, à un consultant : on achète cette capacité d'être en-dehors, d'avoir cet "oeil neuf", d'être " at", et de permettre au client de s'y mettre aussi.

C'est précisément en allant chercher cette posture "at" que l'on s'immerge dans l'économie de l'attention, et ce sont ceux qui parviennent à y entrer qui sont les plus efficaces. Le talent du manager d'aujourd'hui, de celui qui veut être le plus performant, est précisément d'avoir cette capacité à passer d'un point à l'autre de ce spectre, de " through" à "at", et inversement. Cela signifie être capable de regarder les questions et les choses de plusieurs points de vue. L'économie de l'attention nous donne de nombreux moyens pour le faire; le développement des technologies, des supports digitaux pour communiquer, le mélange des images, des textes, des sons, permet des compositions trés développées pour les messages, sans même parler des multiples polices de caractères, des modes de composition des pages ( Richard Lanham fait d'ailleurs remarquer que ces moyens existaient déjà au moyen âge, et reproduit dans son ouvrage des pages de livres d'heures et d'enluminures).

A titre d'exercice, il nous propose de repérer nous-mêmes des moments, dans notre travail par exemple, où nous avons besoin d'être " through", et des moments où nous devons être "at". Et est-ce que c'est difficile de le faire ?

Une bonne façon de tester notre adéquation avec l'économie de l'attention.