C'est un lieu commun aujourd'hui de dire que nous sommes passés d'une économie des biens matériels à une économie de l'immatériel. On parle d' " économie de l'information".
Pourtant, si on considère que l'économie étudie l'allocation de ressources marquée du sceau de la rareté, ce n'est pas d' "économie de l'information" dont nous devrions parler, car l'information, elle n'est pas rare, mais au contraire de plus en plus abondante. Nous croulons sous le déluge d'informations qui nous tombent dessus chaque jour. Ce qui est rare par contre, et de plus en plus difficile, c'est la capacité à trier là-dedans, c'est l'attention humaine nécessaire pour donner du sens à ce déluge d'information. C'est cette attention qui fait l'objet de la principale rareté.
C'est pourquoi Richard A. Lanham parle de " l'économie de l'attention", dans son ouvrage du même titre.
Ce qui est intéressant dans cet auteur, c'est son origine : il est professeur émérite ( c'est à dire en retraite) de littérature de l'Université de Californie, et aujourd'hui consultant-expert pour démasquer les plagiats en matière de droits de propriété intellectuelle dans les shows télévisés ( voir son site). Il n'est donc ni économiste, ni consultant en management. C'est précisément la raison qui rend son ouvrage unique. Et nourissant.
Car si nous sommes bien dans "l'économie de l'attention", ce dont Richard Lanham n'a pas de mal à nous convaincre ( l'ouvrage date de 2006, mais semble toujours trés actuel), la question est alors de mesurer les conséquences sur notre vision du monde et les modèles de performance de nos organisations.
Dans une économie de l'attention, ce qui compte, c'est d'attirer l'attention, c'est le style : la substance ( the stuff) et le style ( the fluff) ont inversé leur place : alors qu'auparavant ce qui comptait c'était la substance, le style n'étant que l'habillage, le superflu, pour faire passer la substance, dans une économie de l'attention, c'est le style ( the fluff) qui est prépondérant et qui donne toute la valeur. La substance n'est communiquée, et n'existe, que par le style :
" Plus nous avons accés à des informations, plus nous avons besoin de filtres, et l'un des modes de filtrage les plus puissants que nous ayons à notre disposition c'est le style".
Alors que nous sommes submergés par l'information, le style est ce qui sert d'accroche pour capter notre précieuse attention.Et il sert aussi de filtre pour sélectionner le canal de communication qui a la meilleure chance de me plaire. C'est ainsi que, face à quelqu'un qui s'adresse à moi, avant même qu'il ne commence à parler parfois, il me suffit de tremper mes lèvres dans son style, tel que je le perçois par mes sens, pour savoir si cette personne a une chance d'être ma " tasse de thé".
Richard Lanham distingue deux pôles, dans les signaux que nous émettons ou recevons : un pôle " through", qui correspond à la conscience minimale du medium expressif; et un pôle " at", qui correspond à la conscience maximale de la manière dont nous exprimons ce que nous faisons. Ainsi, quand je prend plaisir à lire un livre en me laissant captiver par l'intrigue, je suis dans le " through"; ( la substance - le stuff - est prépondérante) alors que si j'analyse la forme des phrases, la composition, les mots employés, je suis dans le " at" ( le style - le fluff - est prépondérant).
Nous passons plus ou moins facilement d'une posture à l'autre, de " through" à " at". Observons la mode des " séminaires" dans les entreprises : ils ont pour principale vocation de permettre à un groupe de managers de sortir du " through", la vie quotidienne du business et la pression du quotidien, pour prendre le recul, se mettre en position " at". C'est aussi la principale demande que l'on fait, formellement ou non, à un consultant : on achète cette capacité d'être en-dehors, d'avoir cet "oeil neuf", d'être " at", et de permettre au client de s'y mettre aussi.
C'est précisément en allant chercher cette posture "at" que l'on s'immerge dans l'économie de l'attention, et ce sont ceux qui parviennent à y entrer qui sont les plus efficaces. Le talent du manager d'aujourd'hui, de celui qui veut être le plus performant, est précisément d'avoir cette capacité à passer d'un point à l'autre de ce spectre, de " through" à "at", et inversement. Cela signifie être capable de regarder les questions et les choses de plusieurs points de vue. L'économie de l'attention nous donne de nombreux moyens pour le faire; le développement des technologies, des supports digitaux pour communiquer, le mélange des images, des textes, des sons, permet des compositions trés développées pour les messages, sans même parler des multiples polices de caractères, des modes de composition des pages ( Richard Lanham fait d'ailleurs remarquer que ces moyens existaient déjà au moyen âge, et reproduit dans son ouvrage des pages de livres d'heures et d'enluminures).
A titre d'exercice, il nous propose de repérer nous-mêmes des moments, dans notre travail par exemple, où nous avons besoin d'être " through", et des moments où nous devons être "at". Et est-ce que c'est difficile de le faire ?
Une bonne façon de tester notre adéquation avec l'économie de l'attention.