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Sympa : terrorisme de la pire espèce !

Sympa

Relisant un ouvrage de Renaud Camus de 1990 (vingt ans déjà !), " Esthétique de la solitude", je retombe sur un de ses dadas, les malheurs de la langue française, la perte de la culture française, et du langage. Cela ne s'est pas vraiment amélioré depuis ces années 90.

Un des mots qu'il déteste, et qu'en entend encore aujourd'hui en permanence, c'est " sympa" : ce mot qui " répugne". Ouh la ! Sont " sympas", en 1990, comme aujourd'hui, tout et n'importe quoi : non plus seulement des êtres humains, dont on veut dire qu'ils nous sont sympathiques ( comme on dirait, en mieux, qu'on les trouve séduisants ou gentils), mais aussi un canari, un restaurant, un film, une robe, une exposition, une oeuvre d'art. Et je pourrais rajouter une organisation d'entreprise, un projet, car même dans le monde professionnel de l'entreprise et des consultants, il y a plein de "sympas". Nombreux sont ceux qui veulent croquer cette pomme " sympa".

Analysant l'expression, Renaud Camus y voit un acte de " terrorisme de la pire espèce" :

" Déclarer de quelqu'un qu'il est " sympa", c'est signifier à peu près qu'il est simple, " qu'il ne fait pas d'histoires", qu'il est familier, naturel, authentique".

Cette expression nous dit que celui qui est "sympa" est finalement " comme moi". Et, appliquée à l'art, elle nous dit que nous ne sommes pas seul, que nous pouvons partager cette " authenticité", qui nous ressemble, qui est " sympa" pour tout le monde, car tout le monde va la trouver "sympa".

Or, comment ne pas constater, avec Renaud Camus, que l'art, comme la connaissance, au lieu de nous rassembler, nous isole : Je m'intéresse à une discipline, à un style d'art, à un peintre, à un auteur; au point d'en connaître toutes ses oeuvres, tous les commentaires. Je vais peut-être m'intéresser à la vie de cet auteur; aller visiter les lieux qu'il a fréquentés. Plus je me spécialise, plus je me passionne, plus je passe du temps pour cette connaissance ou cette expérience esthétique, plus je m'isole de mes congénères;

" Dans tout ce que j'aime esthétiquement je m'isole, et d'autant plus que je l'aimerais plus fort".

Cette expérience, c'est celle que nous ressentons lorsque les oeuvres qui nous touchent vraiment nous font entrer dans un état de quasi-communion avec elles ( et en ce sens elles nous rendent aussi moins seuls), mais elles nous disent " comme le Christ, que nous devons tout quitter pour les suivre et pour les aimer".

C'est pour quoi, pour renaud Camus, l'art ne peut être " sympathique".

" Le sympathique comme valeur presque suprême d'une civilisation, qu'il s'agisse des êtres ou des oeuvres, le sympathique est un terrorisme de la pire espèce, sans visage mais à des millions de têtes. N'est sympa que ce qui est semblable, et peut donc être commun : ni trop en arrière, ni trop en avant, ni trop élevé, ni trop intellectuel, ni trop radical."

Impossible, avec ce "sympa", d'être original, autonome, dans son oeuvre ou son travail.

Cette dénonciation du "sympa", elle reste d'actualité incroyable vingt ans aprés, non ?

elle participe de cette lutte contre tout ce qui nivelle les " goûts" et les "styles". Et, alors que l'individualité devient une des valeurs fortes de la société d'aujourd'hui, on devrait voir disparaître les "sympas"; c'est pourtant apparemment l'inverse qui se produit. On se veut " soi-même", et pourtant cette originalité du " sympa" nous transforme en moutons conformistes.

De quoi réfléchir pour l'été : non, non, ne dîtes pas que c'est "sympa", s'il vous plaît....Soyez...." sympas"...Ah, ZUT !


Performance postmoderne

Performance

Conférence cette semaine, dans le cadre des rencontres de "l'innovation managériale" de PMP, avec Jean-Paul Bailly, Président de La Poste, et Jeans Staune (dont j'avais potassé les ouvrages, et rendu compte ici et ici, et ici).

Jean-Paul Bailly nous a reparlé de son concept des " 3S" que j'avais déjà entendu ici en ...2006; idem pour la réduction du nombre de niveaux hiérarchiques ( là encore, j'avais entendu ça en 2006). Au point de me demander si il s'était passé quelque chose depuis cinq ans à La Poste...Et, alors que mon post de 2006 parlait des "secrets pour faire bouger une entreprise publique", j'ai eu peur que le magicien n'ait plus de nouveaux secrets pour 2011. Pas facile d'être un petron moderne dans la durée; il faut toujours se renouveler.

Et puis, grâce aussi à Jean Staune, nous en sommes venus à échanger sur ce qui rend nos entreprises performantes dans un monde que Jean Staune, pour reprendre une expression de Peter Drucker, appelle le "postcapitalisme", un capitalisme postmoderne.

Un monde est peut-être en train de disparaître dans le management : c'est celui qui correspond à la période déterministe des sciences ( Newton, Laplace); ce monde où on peut tout prédire et tout démontrer avec des raisonnements logiques et des chiffres; c'est le monde où la performance est mesurée par des résultats financiers, la progression du résultat ( et Jean-Paul Bailly nous a rappelé - preuve qu'il est encore un peu dans cette posture -  que La Poste ne reçoit pas de subventions, qu'elle tire toutes ses recettes de ses clients, dans des activités qui sont toutes concurrentielles, et qu'elle est bénéficiaire de 500 millions d'euros). Ce monde existe encore bien sûr, car le management n'a pas encore fait le saut qu'a fait la science avec les théories de la relativité et la phyusique quantique ( le dada de Jean Staune).

Néanmoins, on sent les prémisses d'autres approches. Jean-Paul Bailly nous a livré sa conviction que ses réflexions sur le rôle du management l'avaient conduit à considérer que le manager a "un devoir d'adaptation", et que ne pas s'adapter est "une faute". Mais que cette adaptation n'allait pas sans un autre "devoir", qu'il met au même niveau, " le devoir de prendre en considération les hommes et les femmes de l'entreprise".

Oui, on a bien compris, Jean-Paul Bailly est l'homme du devoir. Il croit à une gouvernance incarnée par un respect de l'équilibre entre toutes les parties prenantes. La performance de l'entreprise est une exigence ( et l'exigence, ce n'est pas, comme le disait un des invités, dans une question, " le contrôle", mais, selon Jean-Paul Bailly, " l'exigence, c'est le respect"; " les gens aiment qu'on soit exigeants avec eux").

Mais c'est quoi la performance ? Dans le nouveau monde postmoderne qui va doucement remplacer le monde déterministe qui ne croit qu'aux chiffres, cette performance doit être une "performance durable".

Pour Jean-Paul Bailly, la "performance durable" c'est le progrés qui apporte un "+ " pour le client, un " -" pour les coûts, un "+" pour la satisfaction des collaborateurs, et un " +" pour la planète. Pas facile de faire tout ça en même temps, parfois même impossible, et il faut faire des choix. Mais cela peut rester un idéal.

Car pour diriger l'entreprise, Jean-Paul Bailly ne croit pas du tout qu'il faut abreuver les collaborateurs "d'objectifs" et de " plans d'actions" : le plus important est de savoir quelles sont nos valeurs, et où on veut aller; les chemins seront multiples, et les actions pourront changer, selon les circonstances; le cap et les valeurs resteront intactes. Cela me faisait penser au dialogue du chat avec Alice au pays des merveilles . Et à Bénédicte Péronnin, Directrice de Legris.

Jean-Paul Bailly considère que le rôle du patron est essentiellement celui de " donner du sens et un projet. Et il a le sentiment d'avoir joué ce rôle à La Poste, et d'avoir inculqué à chacun des niveaux du management cette responsabilité de donner du sens et un projet ( car le projet communiqué par le Président n'est pas le même que celui communiqué par le chef d'établissement à ses employés, mais les deux sont en cohérence).

Jean Staune, en bon scientifique, a comparé ce rôle à celui de la "membrane" d'une cellule; la membrane ne fait pas la réaction, mais sans la membrane rien ne peut se passer. De même que l'évolution va vers plus de conscience, c'est la convergence des consciences qui fera la performance des entreprises postmodernes.

Il y a de quoi être optimiste sur l'émergence de ce monde postmoderne, selon Jean Staune : oui, on a encore le monde des chiffres, les entreprises focalisées sur les résultats trimestriels et leur cours de Bourse, les phénomènes de spéculation; mais on a aussi le commerce équitable (c'est aussi du business), le microcrédit (c'est aussi du crédit), la responsabilité sociale, les préoccupations sur la diversité, la parité : tous ces changements sont venus des entreprises, des dirigeants qui, en ligne avec cette nouvelle convergence des consciences, prennent les initiatives, et impulsent de nouveaux projets d'entreprises, plus holistiques.

Dans un monde de l'incertitude, le patron qui donne un "programme", qui dit " voilà ce que je vais faire", est, dixit Jean Staune, un menteur ou ridicule. Car il n'est plus possible de croire à un tel déterminisme; personne, même le meilleur patron, ne peut ainsi croire en un tel pouvoir. Il y a autour de nous des réseaux imbriqués, des décideurs et influenceurs multiples; on ne peut pas prévoir et tout contrôler.

Cela vaut pour les politiques également : quelle prétention de croire que les candidats aux élections ont " un programme", et que c'est ça qui va se passer, et on va voir ce qu'on va voir...On a eu le coup en 2007, on voit ce "résultat"..Pourtant on risque de revoir le même film déterministe en 2012...

Le candidat et le patron qu'aimerait voir Jean Staune c'est celui qui sera gôdelien (en référence au théorème de Gödel).Il dira : je n'ai pas de programme, je m'adapterai aux circonstances; mais voilà " ce que je ne ferai pas; je m'y engage" : cet engagement à ne pas faire est plus fort, et forcément plus contrôlable, que ce qu'il s'engage à faire; si il ne respecte pas cet engagement, cela se verra tout de suite. Cet engagement " à ne pas faire", on le retrouve dans le projet et les valeurs de Jean-Paul Bailly.

La performance postmoderne est ainsi celle qui correspond à une nouvelle vision du monde; celle que Jean Staune entrevoit en observant l'évolution des théories scientifiques; celle que Jean-Paul Bailly expérimente tous les jours concrètement à La Poste.

Belle rencontre de deux galaxies qui n'étaient pourtant pas faites, a priori, pour se rencontrer...


Modernité : Balzac

Balzac

Alain Bloch, lors de cette conférence, nous avait révélé que pour lui l'entrepreneur c'était " César Birotteau" de Balzac, et qu'il essayait de faire lire cet ouvrage à ses étudiants de HEC Entrepreneurs.

c'est drôle, non, comment un auteur du XIXème siècle, les années 1830 - 1840, résonne encore dans notre société.

Le " Magazine Littéraire" lui consacre son numéro de juin. Cela nous parle de la modernité de Balzac.

Balzac, " la comédie humaine", ça vaut le coup de s'y intéresser aujourd'hui ? On en doute un peu. Et ce serait dommage. J'ai déjà parlé d'oeuvres de Balzac ICI et ICI.

Avec Balzac, plus personne n'est inscrit dans une catégorie fermée - comme dans l'ancien Régime où les aristocrates étaient repérés, les classes clairement définies - mais au contraire on est dans le moment de " l'égalité". Dans ce monde, il n'existe plus de différences, nous sommes "égaux", et l'on peut au mieux parler de " nuances".

S'il existe encore des différences dans nos sociétés modernes (différences de moyens, de chances, de revenus), ces différences peuvent, comme le signale marielle Macé dans un des articles du Magazine Littéraire, " s'évanouir à tout instant. Nul n'est assuré de sa propre place, chacun est exposé  au risque de l'indifférence, de la banalité, une perte se singularité, et doit risquer en tous ses actes la possibilité de sa "distinction"".

L'individuel  n'est plus un donné (comme l'était l'aristocrate), mais une tâche, un problème, un espoir toujours mis en péril.

Et ce qui va faire les différences, ce sont les styles de chacun, jusque dans la démarche, la tenue.

C'est précisément en cela que l'on reconnaît en Balzac un auteur qui effectue un diagnostic puissant des logiques de la société moderne. C'est précisément en juxtaposant, en faisant jouer ensemble ces styles et démarches de tous ses personnages qu'il fait de la "comédie humaine" un portrait composite de l'individu social moderne.

Selon Marielle Macé, il préfigure ce que Foucault dira en 1983 : " Ce qui m'étonne c'est le fait que dans notre société l'art est devenu quelque chose qui n'est en rapport qu'avec les objets et pas avec les individus ou la vie...Pourquoi une lampe ou une maison sont-ils des objets d'art et non pas notre vie ?".

Balzac a poussé tellement loin la fréquentation de son monde de personnages qu'il en a été lui-même pris au piège.

Une anecdote, rapportée par Octave Mirbeau et reprise dans un autre article du Magazine Littéraire par Franc Schuerewegen, est édifiante à ce sujet :

Le 18 août 1850 au soir Balzac est à l'agonie, et refuse les soins de son médecin traitant le Dr Nacquart. A la place le mourrant exige qu'on appelle le Dr Bianchon, son personnage, " il me faudrait Bianchon !". Ainsi la frontière entre la fiction et la réalité cesse d'exister. Balzac devient le martyr de la littérature.

Ce dossier du Magazine Littéraire risque peut-être, lui aussi,  de nous rendre nous-mêmes martyrs de Balzac; et nous donner envie d'aller chercher dans les styles de la " comédie humaine" de quoi porter un regard acéré sur l'homme moderne. Bien joué !