Fractionnement des intérêts, individualisme, repli sur soi, on connaît ces caractéristiques des sociétés dites modernes, comme la nôtre.
Et on se dit alors : qu'est-ce-qui fait encore société ? C'est précisément le thème des conférences de l'AJEF, toujours passionnantes, dont j'ai déjà rendu compte ICI, ICI, et ICI.
Le dernier intervenant, Jean-François Kervégan, vit et respire depuis plus de 25 ans avec Hegel; il en connaît par coeur, en allemand, les citations de ses oeuvres, sa correspondance, ses cours. Impressionnant ! Preuve supplémentaire que c'est bien la passion qui permet de voir grand , valable pour les professeurs de philosophie comme pour les entrepreneurs.
Pas facile d'avouer une passion pour Hegel, tant ce philosophe promène avec lui cette réputation d'être le défenseur de l'Etat, le précurseur de Hitler, aussi bien que de Lénine ou de Staline, l'ennemi de la démocratie, l'anti-libéral. Réputation parmi ceux qui ne l'ont probablement jamais lu, tant est difficile l'accés à ses oeuvres.
C'est pourquoi la tâche de Jean-françois Kervégan n'était pas facile.
Le concept pour lequel Hegel peut être considéré comme l'inventeur semble aujourd'hui banal, mais il mérite qu'on y revienne, c'est celui de la société civile, et de ses rapports avec , justement, l'Etat.
Ce que cherche à résoudre Hegel est le paradoxe : Comment peut-on créer de l'unité là où tout conduit au fractionnement des intérêts ?
Avec Hegel, l'analyse de la société va s'écarter du modèle hérité de la civilisation grecque, qui divisait la société en deux : la polis, c'est la partie publique de la Cité, celle qui nous fait citoyen; et la partie privée, c'est celle de la maison, de la famille, c'est l' oikos, l'économie.
C'est Rousseau qui se lamentait de la disparition de cette conception de la société polis, et ne voyant dans l'individualisme que des "bourgeois, c'est à dire rien". Ces bourgeois sont les individus, préoccupés de leurs seuls intérêts particuliers, en opposition aux citoyens de la cité grecque, qui ont le souci de la communauté.
Hegel a d'abord souscrit à cette thèse, valorisant la cité grecque contre le monde moderne. Et puis, il va ensuite changer, en acceptant la réalité du monde moderne, et en adaptant sa philosophie à cette réalité moderne. Cette prise en compte de la réalité pour constuire une autre réflexion, quel bel exemple de Hegel pour tous ceux qui n'arrivent pas, justement, à sortir des vieux schémas. voilà au moins un enseignement à tirer de Hegel.
Ce que va alors chercher Hegel c'est : Comment peut-on intégrer politiquement une diversité qui, il l'admet en observant la société moderne, et le développement des échanges économiques, est socialement nécessaire ?
C'est ainsi qu'il va concevoir une nouvelle dféfinition de la société civile, distincte de l'Etat. Pour Hegel, la société civile est précisément ce qui n'est pas politique (la politique, c'est l'Etat). Hegel va se réconcilier avec le monde moderne pour repenser sa philosophie en tenant compte des mécanismes économiques.
La société civile, c'est la sphère de la vie sociale, séparée des questions du gouvernement des hommes. Elle est bien analysée par Hegel comme un espace économique et social auto-régulé, un ordre social dépolitisé. C'est le moment libéral de Hegel, selon jean-François Kervégan.
Mais ce qui choque Hegel, c'est de constater que ce qui peut fédérer les intérêts particuliers ne vient que de l'extérieur, c'est "la main invisible" du marché dont parle Adam Smith. On peut ainsi coordonner les intérêts particuliers, mais on ne peut pas les fusionner. C'est pourquoi il fait intervenir le rôle de l'Etat. L'Etat ne peut être réduit à être une sorte de "veilleur de nuit du libéralisme"; non, pour Hegel, le rôle de l'Etat va plus loin et consiste à développer entre les intérêts particuliers un point de vue commun.
Ce que cherche Hegel, c'est de récupérer l'idéal de la Cité grecque en l'adaptant au monde moderne; le but étant de réconcilier les particularités et l'universalité. Il s'agit de retrouver l'hégémonie politique dans des conditions qui n'y sont pas propices. Cette universalité, c'est l'intérêt général. C'est en s'appuyant sur ce qui fait la concurrence des intérêts que l'on peut produire de la réunion. La société civile, pour Hegel, est un moment d'aliénation; l'Etat moderne qu'appelle Hegel est celui qui se pense à partir de la société civile (et non contre elle). Le rôle de l'Etat moderne hégélien est de rétablir le sens de l'universel.
L'Etat n'est pas alors celui qui empêche ou combat la société civile, mais, au contraire, apporte le complément, attendu, demandé, par les individus pour créer le vivre ensemble. Et ainsi éviter les dérives de la société civile livrée à elle-même, avec la paupérisation qu'il constate dans les sociétés industrielles.
Jean-François Kervégan voit ainsi dans Hegel les prémisses de la problématique de l'Etat de droit, élaborée dans la première moitié du XIXème siècle par les juristes libéraux. L'Etat a aussi pour fin, dans cette vision, de combler le fossé qui risque de se reuser entre l'universalité et la particularité, entre le politique et le social. C'est donc selon Hegel grâce aux institutions sociales que la société civile peut n'être pas seulement le terrain d'une guerre de tous contre tous.
Cette conception subtile de l'Etat, et surtout l'analyse de la société civile, dans une conception plutôt libérale, elle nous permettait de réhabiliter Hegel , et de réfléchir à tous les défis d'aujourd'hui pour vivre ensemble, tant dans la cité politique que dans nos organisations, et dans la mondialisation.
Mondialisation que Hegel, selon Jean-François Kervégan, citations à l'appui, avait anticipé dans le fonctionnement de la société civile.
Trop fort ce Hegel ! Le moment de le (re) lire ?