Qui se ressemble...se tue
18 avril 2011
René Girard explore depuis maintenant cinquante ans le même sujet, sur lequel sa pensée et ses recherches ont évolué. Ce sujet c'est celui du fondement de la culture qu'il identifie dans la rivalité et la violence. Bel exemple de cosntance, qui rend sa pensée à la fois originale, mais aussi complexe, car il n'est pas facile d'absorber tous les ouvrages de l'auteur.
Mais c'et aussi une pensée qui fascine.
Certains ont essayé d'en donner une synthèse "pour les nuls", comme ICI.
La parution cette année de l'ouvrage de 2007, dans une édition revue et augmentée, " Achevez Clausewitz", un dialogue de René Girard avec Benoît Chantre, avec une postface inédite de ce dernier, est l'occasion de revenir vers cet auteur. Je vous en recommande l'expérience.
Cet ouvrage permet de revenir sur un des concepts clé de René Girard, le désir mimétique, qu'il a mis en évidence dans ses recherches sur les religions et le sacré, et qu'il voit à l'oeuvre dans l'ouvrage célèbre de Clausewitz, "L'art de la guerre", paru de manière posthume en 1832.
Ce concept de désir mimétique rompt complètement avec une conception traditionnelle selon laquelle nous désirons un objet en raison de ses propriétés intrinsèques, ou sa valeur d'usage. Pour René Girard, ce qui fait que nous désirons un objet, c'est que nous voulons imiter le désir de l'autre (cet autre étant appelé par René Girard le "médiateur") : il y a donc une relation triangulaire entre le médiateur, l'objet, et le sujet imitant Cette relation aboutit à une rivalité toujours croissante, dont l'issue ne peut être que la violence. En imitant le désir de l'autre, le sujet rival ne fait que renforcer le désir de celui-ci pour l'objet qu'il possède. Dans un tel jeu, avec les mêmes désirs, l'objet de l'imitation devient donc la violence elle-même.
L'intuition de René Girard, c'est que tous nos désirs finissent par se ressembler, que nous voulons tous la même chose, et que c'est parce que l'on se ressemble de plus en plus que l'apocalypse et la violence nous menacent. il en voit les prémisses dans l'ouvrage de Clausewitz, mais le phénomène s'est propagé.
Ainsi, constate-t-il, le mimétisme s'étant emparé de la planète, à l'heure de la mondialisation, la lutte s'annonce entre la Chine et les Etats-Unis :
" Il s'agit en fait d'une lutte entre deux capitalismes qui vont finir par se ressembler de plus en plus.
Les chinois subissent moins l'attraction du modèle occidental qu'ils ne l'imitent pour triompher de lui. Leur politique est peut-être d'autant plus redoutable, qu'elle connaît et maîtrise le mimétisme.
Avez-vous entendu dire, par exemple, qu'on vole du cuivre en masse partout ? On en vole même pour le revendre, cela vient de se passer en France. C'est à cause des chinois, qui en ont un besoin fou pour leurs constructions. C'est le cuivre aujourd'hui, ce sera demain le pétrole. La montée du prix du baril, c'est la Chine, ce n'est pas du tout la peur de la guerre. Les chinois ne vont pas s'arrêter, ils veulent battre les américains, ils veulent qu'il y ait plus de voitures chez eux qu'en Amérique. Toujours plus de luxe que son modèle".
C'est ce que René Girard appelle "l'indifférenciation" qui amène à cette guerre. Et qu'il va trouver dans Clausewitz :
" Clausewitz nous montre que la réciprocité structure les échanges, qu'une loi de guerre régente secrètement tous les rapports humains. Cette conscience est donc trés révélatrice d'un délitement des institutions guerrières et commerciales, de moins en moins capables de cacher le duel".
Car ce que l'on trouve dans l'affrontement guerrier se retrouve aussi dans le commerce, que Clausewitz compare aussi à la guerre, et qui inspire bien sûr René Girard dans sa thèse.
" Clausewitz comprend qu'il y a une dimension sacrificielle et guerrière dans la monnaie, que "bataille décisive" et "paiement en espèces" continuent de s'équivaloir, à la différence que le "règlement" est moins fréquent dans le domaine des guerres stricto sensus et plus fréquent dans celui du commerce".
Le commerce entre nations ou acteurs économiques est une poursuite de la guerre, on échange des biens et de l'argent pour éviter de s'échanger des coups. L'échange, qu'il soit commercial ou guerrier, est en fait une institution, c'est à dire une protection, un moyen. On peut d'ailleurs assez vite passer passer du commerce à la guerre en accusant l'autre de concurrence déloyale, de dumping, ou n'importe quoi pour refuser le "règlement". On retarde le "paiement en espèces", les marchés et les échanges se compliquent mais ne font que différer l'affrontement, qui est l'issue incontournable.
Dans cette vision d'une mondialisation débouchant sur la violence, René Girard se distingue de tous ceux qui veulent nous la faire voir "heureuse". Et c'est pour cela qu'il nous parle d'"achever Clausewitz" :
" Il nous faudra bien achever ce que Clausewitz n'a fait qu'entrevoir, dans ce cadre interétatique, qui ne correspond plus aux affrontements de notre époque. Car le "paiement en espèces", le corps à corps, n'existe plus aujourd'hui, ou en tous cas plus de la même manière. Nous sommes entrés dans l'ère des guerres technologiques, du "zéro mort" qui sont la nouvelle modalité du duel."
Cette lecture des rapports entre des entités, des acteurs, qui se resemblent, qui désirent et s'imitent, elle nous parle de la mondialisation, du commerce, des mouvements de masse où les consommateurs, les entreprises, les compétiteurs, s'engoufrent, dans cette indifférenciation, qui débouche sur l'affrontement. L'histoire ne s'arrête pas; on est soit l'agresseur, soit l'agressé, et on change derôle et de posture sans arrêt.
Cette relecture de René Girard ne peut que nous aider dans notre clairvoyance et compréhension des relations politiques, économiques et sociales.
La rivalité mimétique a pour source la problématique identitaire et les lois de socialisation.
Lire ou relire : "les choses cachées depuis la naissance du monde", voir les entretiens de Girard sur KTO.
Quant à "Achever Clausewitz", la thèse de Girard est différente que le résumé donné ici.
Girard rappelle que Clausewitz, limité dans son argument stratégique par son besoin personnel de reconnaissance identitaire, intègre dans son raisonnement les structures et normes du pouvoir germanique, alors pétries d'un imaginaire de "vengeance totale".
Voir : http://www.lefigaro.fr/livres/2007/11/08/03005-20071108ARTFIG00119-rene-girard-lapocalypse-peut-etre-douce-.php
L'oeuvre de Girard est actuellement décriée par des journalistes qui n'entendent rien à l'anthropologie c'est à dire à la sociologie politique et historique.
Cet ostracisme et cet obscurantisme sont des marqueurs tout à fait intéressants de la "violence mimétique et réciproque" (conscience aveugle !)qui ne permet plus aujourd'hui au sujet de se penser depuis son intériorité propre, ce que démontre justement Girard. Alors que le désir mimétique, s'il engendre le conflit, permet d'étayer une conscience de soi, et donc l'accès aux notions d'altérité et de solidarité.
Rédigé par : Anne | 19 avril 2011 à 22:28