Pourquoi la minorité doit-elle se soumettre à la majorité ?
19 décembre 2010
La décision dans l'entreprise, certains sont convaincus que c'est une affaire individuelle; on réfléchit à plusieurs, mais on décide seul. C'est la thèse de mon ami Olivier Zara.
Pourtant, la décision collective, c'est celle qui s'applique quand il s'agit de choisir à plusieurs la meilleure option entre deux ou plusieurs alternatives. Alors, on vote. Comme pour élire le Président de la République, un député, mais aussi pour voter dans les conseils d'administration, et en certaines occasions solennelles dans l'entreprise.
Et là, une règle s'applique le plus souvent, mais pas toujours, qui est devenue tellement habituelle qu'on ne la challenge plus, c'est ce qu'on appelle la "règle de la majorité" : c'est celle qui dit que, à l'issue d'un vote, une majorité se dégage (qui a recueilli plus de la moitié des voix plus une au minimum), et alors la minorité doit se soumettre sans discuter à l'opinion de la majorité.
On retrouve cette règle dans les régimes démocratiques, même si on peut avoir l'usage de la règle de la majorité dans des régimes pas forcément démocratiques pour autant, et inversement. Par exemple, le premier tour de la Présidentielle en France n'utilise pas la règle de la majorité pour décider du vainqueur; c'est le deuxième tour seulement qui prend en compte la règle de la majorité pour désigner le vainqueur.
Pour réfléchir à cette question, l'AJEF (dont j'ai déjà rendu compte de conférences brillantes ICI et ICI), avait invité Philippe Urfalino, professeur au CNRS et à l' EHESS, pour nous parler de : " Vivre ensemble : pourquoi la minorité doit-elle se soumettre à la majorité ?".
Philippe Urfalino a commencé par balayer de la main les justifications qu'il qualifie de légères et non convaincantes.
Les justifications qui n'en sont pas : trois idées fausses
Une première idée répandue est que la majorité s'imposerait comme une évidence : La règle de la majorité serait en fait une règle par défaut; la perfection étant le consentement de tous, l'unanimité, mais celui-ci ne pouvant être atteint, on se rabat sur la majorité, c'est la règle qui ferait le moins de mal. en fait, rien ne dit que cette règle a permis de prendre la meilleure décision, conc, on peut contester cette justification, ce que fait Philippe Urfalino.
Deuxième idée, la règle de la majorité serait une protection contre la violence; elle permettrait de régler les rapports de force sans faire la guerre; c'est ce que l'on appellerait "le droit du plus fort"; mais là encore, Jean-Jacques Rousseau vient à notre secours pour nous signaler que rien ne dit que le plus fort est celui qui a raison, et a encore moins un droit; on peut parler de règle du plus fort, mais absolument pas du "droit" du plus fort; dans la philosophie rousseauiste, le plus fort n'a pas plus de droit que le plus faible.
Troisième idée combattue par Philippe urfalino, la règle de la majorité serait la règle de l'égalité. C'est le principe "un homme, une voix" , tout le monde a le droit de s'exprimer. Et le choix s'impose. Là encore, Philippe Urfalino nous ouvre les yeux sur cette pseudo règle d'égalité qui n'est basée que sur le seul nombre. Ce qui est loin d'être évident. Il nous a rappelé la règle en vigueur dans l'église médiévale, pour régler les élections dans les ordres monastiques : selon la règle de Saint Benoît, c'est l'unanimité qu'on espérait, dictée par l'Esprit Saint. Et quand l'Esprit Sain n'était pas assez inspirant, c'est à dire la plupart du temps, on adoptait une règle où l'on accordait la décision à la "meilleure part", c'est à dire qux plus "sages qui n'étaient pas forcément les plus nombreux. Il fallait donc cette sagesse en plus pour se déclarer vainqueurs, et non le nombre (pas facile, c'est vrai, d'en faire une règle incontestable).
De nos jours, on a oublié cette histoire d'avis "des sages", pour donner de plus en plus d'importance au seul critère du nombre, avec son aboutissement dans la notion de "suffrage universel" où n'importe qui, même le moins "sage", a une voix (ce qui a fait l'objet de grands débats politiques lors de son adoption - rappelons nous les révolutionnaires qui avaient décidé qu'il fallait être propriétaire pour voter, et c'est Napoléon III qui fera voter les paysans en 1848, et De Gaulle qui fera voter les femmes en 1944, Giscard d'Estaing fera voter le droit de vote aux jeunes de 18 à 21 ans en 1974;).
Alors, pour nous aider à mieux comprendre la justification "juste" de la règle de la majorité, Philippe Urfalino nous a livré les théories de deux penseurs du sujet : Condorcet et Kelsen.
Condorcet, penseur et philosophe de la pèriode révolutionnaire, démontre la règle de la majorité par une justification épistémique; c'est à dire que la règle de la majorité est celle qui permet, de façon démontrée mathématiquement, de prendre la meilleure décision.
C'est ce qu'on appelle aujourd'hui le "théorème du jury", encore fortement utilisé par les penseurs contemporains, surtout angl-saxons. S'appuyant sur les mathématiques des probabilités, il démontre que, dans une hypothèse avec un choix entre deux options, ou chaque votant a une probabilité p de se tromper (p étant infèrieur à un demi - on suppose donc qu'il est quand même un peu "sage" et pas l'abruti qui se trompe tout le temps), cette probabilité d'erreur diminue avec le nombre de votants.
En fait c'est la théorie de "la segesse des foules" découverte avant l'heure par Condorcet.
Ce théorème du jury, censé démontrer que la meilleure décision se prend quand on applique la règle de la majorité à un grand nombre de votants, elle est spevctaculaire, mais quand même sujette à discussion.
Car c'est quoi finalement cette "meilleure décision" ? En supposant que chaque votant a une probabilité de se tromper ou de de dire juste, on suppose qu'il existerait en soi une réponse juste; ce qui est loin d'être évident en pratique. Car chaque nouvelle décision est toujours différente de la précédente, il n'existe pas de récurrence.
Donc cette justification "scientifique" n'est peut-être pas si terrible que ça, ni trés crédible.
Alors, Philippe urfalino nous a évoqué un autre penseur : Kelsen.
La justification libérale de Kelsen
Kelsen est un professeur de droit, penseur de la démocratie, qui écrit pendant la pèriode où, en Europe, se développent les régimes totalitaires, le communisme, le fascisme, qui sont des pathologies de la démocratie.
Il identifie deux composantes de la démocratie : la liberté et l'égalité.
Et il démontre que la règle de majorité est le procédé qui permet de respecter le mieux le principe de liberté, car ainsi seule une minorité est contrainte.
Ce qui est intéressant dans sa thèse, c'est qu'il considère que la règle de l'unanimité est oppressante et liberticide.
En effet, si on adopte la règle de l'unimité, et qu'un des votants change d'avis, il aura beaucoup de mal a faire entendre son nouveau point de vue, car il devra alors convaincre tous les autres sans exception. Tandis qu'avec la règle de majorité il peut, à lui seul dans certains cas, faire basculer la décision dans l'autre sens.
Car, dans l'application de cette règle de majorité, il n'est pas considéré qu'il existerait une "bonne décision", celle qui emporte la majorité, et une "mauvaise décision", l'autre. Non, dans cette règle, il y a un respect de l'opinion de la minorité car on considère que, dans une autre occasion, elle peut devenir la majorité. C'est pourquoi, selon Kelsen, la majorité a besoin de la minorité, car elle n'a pas la certitude qu'elle détient la "bonne" décision, ou le bon choix, mais au contraire, considère que, suite à délibération, la majorité peut changer.
En fait, Kelsen considère que la convergence entre mon opinion individuelle et l'opinion collective, qui va emporter le choix si elle est majoritaire, est assimilée à un "bien" : certains ont ce bien, ceux qui sont dans la majorité, et d'autres ne l'ont pas, ceux qui sont dans la minorité. La décision collective devient alors une "règle de partage" dans la conception de Kelsen.
Mais, nous a fait remarqué Philippe Urfalino, il n'est pas sûr que la règle de majorité soit toujours une règle de partage. Ainsi, le cas des minorités stables dans un corps électoral (par exemple les corses dans le corps électoral de la France) : puisqu'elle est minoritaire, cette minorité stable n'aura jamais accés au partage.
C'est pourquoi la règle de majorité s'entend, en démocratie, comme une règle qui respecte la minorité. L'opinion est alors considérée comme un bien collectif, y compris l'opinion minoritaire. Dans ce cadre, la démocratie s'exerce quand la majorité participe avec la minorité à un processus d'apprentissage, où les délibérations et discussions préalables permettent de convaincre.
Kelsen considère que la démocratie s'exerce à condition que" la minorité, parce qu'elle n'est pas absolument dans l'erreur ni sans droits, puisse en tout temps devenir majorité".
A l'heure où nombreux sont parfois ceux qui considèrent que la majorité a tous les droits de mépriser, voire de persécuter les minorités, tant dans nos assemblées politiques que dans les discussions dans nos entreprises, ces éclairages savants de Philippe Urfalino, guidé par Condorcet et Kelsen, ne pouvaient que faire le plus grand bien à ...la majorité d'entre nous.
Un billet majoritairement intéressant ;-)
Je partage cette analyse. Quelques précisions sur ma position sur le sujet vu que tu me cites en intro (et je réagis d'ailleurs uniquement sur cette intro puisque le reste touche à la démocratie et que je prends position sur les processus de décision en entreprise) :
1. Je suis pour les décisions solitaires (le chef) mais à condition que la décision soit éclairée par l'intelligence collective (réflexion collective ou consultation préalable). Cette position concerne uniquement les managers en entreprise dans le cadre des opérations. Mon avis sur les autres configuration, je ne l'ai pas publié !
2. Majorité ou minorité, peu importe, dirais-je, pour être provoquant. Ce qui compte, c'est la qualité de la réflexion qui a conduit à la décision. En résumé, ce n'est pas le nombre de participants à une décision qui fait une bonne décision mais le processus de réflexion qui conduit à cette décision
3. Qui participe à la réflexion ? Des sages ou des "non sages" ? Je n'aime pas la notion de sage si on la dissocie du candide. Quid de la fertilisation croisée ? Bref, la première décision à prendre avant de prendre une décision est de choisir qui va participer à la réflexion collective. Un mauvais choix sur les personnes autour de la table et c'est terminé. Là encore, majorité, minorité, peu importe. on en revient toujours sur l'amont de la prise de décision. En aval, je dirais "décision solitaire ou décision collective" : c'est déjà trop tard !!! ;-)
Rédigé par : Olivier Zara | 20 décembre 2010 à 17:20
" Ce n'est pas le nombre de participants à une décision qui fait le bonne décision"
Oui, mais justement, le théorème du jury de Condorcet dit l'inverse; d'où l'intérêt de connaître ces thèses
puis de choisir
et de décider comment décider...
Rédigé par : gillesmartin | 20 décembre 2010 à 17:53
Ok,
j'imagine qu'on peut se fier à ce Con... dorcet ! ;-)
Rédigé par : Olivier Zara | 27 décembre 2010 à 01:39