L'alibi le plus mensonger
28 novembre 2010
Une rencontre m'a fait connaître un auteur jésuite et psychanalyste, Denis Vasse, et un ouvrage paru en 1969 : " Le temps du désir".
C'est une exploration de ce que l'auteur appelle "l'homme de désir".
Le chapitre qui a retenu mon attention est celui sur le travail. L'analyse n'a rien perdu de sa force, depuis quarante ans; on pourrait même penser qu'elle est encore plus pertinente aujourd'hui.
Vous connaissez ces personnes qui ont l'air dévouées à leur travail, qui le vivent comme un don de soi; ils travaillent, parce qu'ils y croient, parce qu'ils se sacrifient, en quelque sorte;
Denis Vasse nous fait comprendre que le travail peut être un "alibi" ...
Allons voir.
" Le travail peut être l'alibi le plus mensonger de l'homme. Etre à son travail peut être, de toutes, la manière la plus sûre de ne pas être là où un autre nous cherche ou nous attend, dans notre parole."
" Relever la liste des expressions courantes dans lesquelles le travail est évoqué pour éviter une rencontre ou un affrontement seait une tâche simple."
L'effort laborieux, l'attention portée à son travail, qui se donne ainsi les traits d'une générosité revendicative, est un alibi d'un conflit inconscient qui interdit le jaillissement de la parole libératrice. Pendant qu'on s'enferme dans le travail, à l'excés, on ne parle pas d'autre chose.
D'autant plus quand le travail est "pénible", et que la pénibilité joue un double rôle :
" Elle soulage pour un temps, mais sans y remédier, la culpabilité latente, et par la pitié ou la considération qu'elle suscite, elle valorise. Comme si l'individu en question disait : " Ce n'est pas de ma faute, je ne puis pas faire autrement, regardez comme je travaille, ou...comme je souffre".Aux yeux de l'instance qui le juge - en lui, ou, projetée en dehors de lui, dans l'autre - il n'est pas coupable.L'abrutissement de l'usine ou du bureau, l'asservissement aux exigences indéfinies de l'étude intellectuelle sont de cet ordre. Le travail devient expiation qui conjure et prétend rendre sans objet toute accusation. "
L'ambiguïté réside aussi dans cette admiration que recherche, plus ou moins consciemment, celui qui travaille comme ça, dans les yeux des autres.
" Cette admiration a le goût de la drogue et bientôt l'homme laborieux ne pourra plus s'en passer. Son travail et sa peine ne le délivrent pas de lui-même, ils l'aliènent à l'image trompeuse qu'il a de lui. En général un tel individu ne cesse de protester de sa modestie, et son flair lui fait détecter chez les autres les traces cachées d'un monstrueux orgueil."
Dans cette attitude, dans cette image trompeuse, dans ce monstrueux orgueil, le travail devient comme une idole, Quand ce travail devient la propre fin de l'homme, et, selon Daniel Vasse, ne transmet plus la vie.
" Contraint au mutisme ou vociférant, l'homme se découvre porteur d'une voix qui n'a plus de sens pour lui."
Cette description, elle éclaire aussi ce qui sauvera cet homme : la parole, le désir; retrouver le sens et s'exprimer. Retrouver une parole qui a du sens pour soi; sortir de cet alibi mensonger.
Pour cela il convient de sortir du savoir, nous dit Daniel Vasse :
" La certitude du savoir de l'homme ne cache jamais que l'incertitude de sa vie".
C'est, on le comprend, à une autre conception du travail que nous appelle Daniel Vasse en dénonçant ces comportements mensongers.
Pour lui, l'homme sait qu'il travaille vraiment lorsqu'il se révèle dans son activité; le travail acquiert alors, comme la parole, un caractère de perpétuelle nouveauté.
Ainsi, entre l'alibi mensonger et la révélation libératrice, à chacun d'avoir le courage de choisir. ce n'est pas le travail lui-même qui est différent, mais notre regard.