Observons un groupe, une équipe, en action. Chacun des membres a l'air différent de l'autre, rien n'est égal.
Pourtant, on peut considérer les êtres humains tous biologiquement égaux, comme une vérité triviale. Une des avancées modernes de la démocratie..
Et pourtant, combien ce concept d'égalité est insaisissable. Dans toute situation, il y en a toujours un qui s'en sort mieux que les autres, dont les arguments lors d'une réunion, d'un travail collectif, paraissent tellement au-dessus des contributions des autres. Cela vaut à l'école, dans le sport, dans l'art, la musique, mais bien sûr aussi dans nos entreprises. Et on peut aussi comparer les patrons, les directeurs de telle ou telle fonction, toujours, toujours, on classe, on élit inconsciemment le leader, le meilleur, et on juge les "moins bons". Et on se rappelle toujours de celui qui nous a marqué, et a marqué de nombreuses personnes, par son génie, comme une étoile dans le ciel de la multitude.
J'étais cette semaine avec les membres d'une équipe de Direction qui évoquaient ainsi à table le palmarès des grandes figures qui ont marqué leur entreprise, les génies reconnus qui ont permis les avancées les plus visibles, dans les fonctions les plus diverses, car ce n'est pas uniquement le Président qui marque les avancées de l'entreprise.
George Steiner, dont j'ai déjà parlé, et dont je lis "Errata" en ce moment, évoque avec subtilité cette question, en posant :
" Qu'est-ce qui fait surgir ces géants, ces novae explosantes, pour ainsi dire, des grands nuages de poussière de la médiocrité humaine ?"
On peut évoquer le débat sur le milieu et l'hérédité..on n'en sortira pas. Mais la biologie a sûrement un impact, :
" Un enfant aveugle ne deviendra pas un grand peintre".
Autre question, celle du bien-être matériel qui favoriserait les expressions créatrices. Et on peut imaginer, ou constater, qu'un milieu favorable améliorera le "niveau général d'accomplissement humain". Mais on pense aussi à ces génies incompris, nés dans la misère, isolés socialement, et auteurs de chefs-d'oeuvres, tels Giotto, et d'autres.
Autre croyance : l'éducation pour tous (le rêve des sociétés démocratiques), fera augmenter le nombre de ceux qui seront sensibles aux arts, à la culture, à la pensée..Les musées deviennent plus fréquentés, la musique plus écoutée..
Pourtant, George Steiner vient nous calmer dans ce lyrisme :
" Les mêmes médias peuvent banaliser davantage le savoir et l'expérience, le sens et la forme. Le cyber-net peut être inondé de saletés aguichantes. Il peut endormir la sensibilité jusqu'à l'inertie ( le "couch-potato", en bon français, la "grosse patate avachie" devant son poste de télévision à longueur de journée)."
En fait, le monde de
" ceux qui désirent résoudre des équations non linéaires, qui peuvent comprendre, à un niveau cohérent, une partita de Bach, qui répondent à un poème de Donne, ou cherchent à saisir ce que Kant appelle une déduction transcendantale resteront probablement trés peu nombreux".
On en arrive à cette notion d'élite, celle qui
" dans le monde de la pop music, de l'athlétisme, de la Bourse ou de la vie de l'esprit, est simplement le groupe qui sait, qui dit que certaines choses sont meilleures, plus dignes d'être sues et aimées que d'autres".
Et ceux-là seront éternellement minoritaires. aucune ferveur démocratique ne pourra rien y changer.
" La (triste) réalité est que quatre-vingt-quinze pour cent de l'humanité ou plus vit sa vie de manière plus ou moins satisfaisante ou sinistre, suivant les cas, sans le moindre intérêt pour les fugues de Bach, pour l'a priori synthétique d'Emmanuel Kant".
Alors, avec regret, George Steiner remarque :
" Organisons une consultation libre, et l'immense majorité de mes frères humains choisira un feuilleton ou un jeu télévisé plutôt plutôt qu'Eschyle. Et c'est précisément cette liberté de choix, alors même que les options sont préselectionnées et préconditionnées par la domination économique des médias et du marché de masse, qui est fondamentalement en harmonie avec les idéaux de la démocratie".
En clair, la démocratie rend con...
Et, en même temps, rien n'autorise le moindre "mandarin" à imposer sa "haute culture". C'est juste comme ça.
On pourrait croire qu'un régime despotique pourrait augmenter le nombre de génies musicaux en obligeant toute la population à apprendre le violon...mais Steiner doute que cela permettrait de faire émerger plus de Haydn ou de Bartok.
Et celui qui se plie à une pensée sérieuse est forcément un être qui se marginalise. Mais ce sacrifice est une évidence :
" L'évidence est pour moi aveuglante : l'étude, la discussion théologico-philosophique, la musique classique, la poésie, l'art, tout ce qui est "difficile parce que excellent" (Spinoza, le saint patron des possédés) sont l'excuse de la vie. Je suis convaincu qu'on est infiniment privilégié d'être d'être ne serait-ce qu'un obscur assistant, un commentateur, un instructeur ou un conservateur dans l'orbite de ces grands domaines. Je ne peux, je ne dois, négocier cette passion".
Lors de cette discussion de l'équipe de Direction dont je parlais plus haut, aprés les figures de l'entreprise, on en est venu aux artistes. L'un des membres a été impressionné, il y a trois ans, par...Mylène Farmer.
C'était mon tour, vendredi soir ET samedi soir, comme un vrai fan, d'être parmi les 150.000 personnes impressionnées au Stade de France par l'émotion transmise et le professionnalisme d'une telle artiste. Dans ce monde où, comme elle l'a chanté en final, repris par le public debout, "tout est chaos", cette "désenchantée" était bien la "novae explosante" du week-end. Vaste entreprise qui a fait travaillé d'arrache-pied plus de 4000 personnes dans le Stade de France ces deux soirs pour produire ce show au budget de 10 millions d'euros. Vidéos, décors, chorégraphies, costumes de Jean-Paul Gauthier, encore une fois la machine Mylène Farmer s'est distinguée...
Tout est sur YouTube, déjà, mais cela ne rend pas grand chose de l'ambiance de la soirée...juste une idée de ce "besoin d'amour XXL" que le public entonne avec l'idole.
Changement : Mylène a fait retirer la video, pour atteinte aux droits d'auteur...Non, Mylène ne s'en fout pas !