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Pourquoi les oiseaux s'envolent-t-ils ?

Bird2 En ce moment, avec la "crise", il paraît que les salariés, et les consultants n'échappent pas à la règle, restent au chaud, et songent un peu moins à quitter leur entreprise. Pourtant,  il en reste qui bougent, et pas forcément les plus mauvais. Et heureusement pour les entreprises qui les recrutent, les talents circulent d'une entreprise à l'autre.

D'où la question : pourquoi ces oiseaux s'envolent-t-ils ?

Nevin Danielson, qui a aussi un blog,  traite le sujet dans un des derniers "Manifesto" de "Change This".

Pour s'envoler, il peut y avoir de mauvaises raisons, ou des raisons mal explicitées.

En effet, quitter une entreprise pour en chercher une autre, avec l'espoir de trouver une meilleure situation aprés qu'avant, c'est d'abord être vraiment capable d'identifier cet endroit meilleur : à distance, tout semble parfois meilleur (comme on dit "on trouve l'herbe plus verte dans le pré d'à côté"). Le risque existe, avec une telle stratégie, de faire de sa vie professionnelle une succession de rapides "lunes de miel", suivies de plusieurs années de déceptions et de frustrations, où l'on n'aime finalement pas plus son nouveau job que le précédent; il est fréquent de retrouver, d'une entreprise à l'autre, les mêmes problèmes qui nous ont fait partir de l'emploi précédent. Ainsi, ce jeune collaborateur qui part parce qu'il n'aime pas le style d'encadrement de ses chefs, va se retrouver, dans sa nouvelle entreprise, avec de nouveaux chefs qui adoptent exactement le même style d'encadrement qu'il n'aimait pas, jusqu'à ce qu'il se rende compte qu'il fait aussi partie du problème (d'où l'expression "le léopard voyage avec ses taches").

Chercher un nouveau cadre pour fuir un autre, c'est se renforcer dans la conviction qu'il y a toujours quelqu'un d'autre qui est repsonsable de nos malheurs et problèmes, ou de nos satisfactions : le salarié s'imagine, dans cette posture, être une sorte de consommateur qui cherche le bon produit, mais qui finalement laisse aux autres tout ce qui concerne la fabrication du produit. Cela renforce un sentiment de non engagement, de retrait par rapport à l'entreprise, que l'on considère comme immuable, dont la possibilité qu'elle change, voire même que le salarié en question puisse d'une façon ou d'une autre contribuer au changement, n'est même pas imaginé : c'est l'attitude qui consiste à entrer dans l'entreprise, à se dire "j'aime", ou "j'aime pas", et à changer d'endroit quand on s'est convaincu de "j'aime pas" ou "j'aime plus", sans trop savoir ce qui va se passer ensuite. Cas typique des brillants diplômés des meilleures écoles, qui vivent sans implication et sans passion leur carrière, comme des adolescents qui se répètent "je sais pas quoi faire"...

Pour l'entreprise qui accueille ce candidat à l'envol chargé de telles raisons, c'est souvent un danger de les recruter, car, en tant que nouvel employeur, on risque fort de subir tous les déboires qu'a connu ce collaborateur avec son ou ses employeurs précédents. Déceler ces symptômes lors d'un entretien, c'est souvent le signe qu'il vaut mieux ne pas embaucher ce candidat.

Comme le dit Nevin Danielson, " Nous choisissons souvent de nous envoler trop vite".

Car ce qui va donner de l'alure à cet oiseau qui s'envole, c'est précisément la combativité, l'envie de changer les choses, l'ambition de porter un projet personnel qui lui fera faire un long voyage plein de succés et de satisfaction. Et aprés s'être battu dans une entreprise, avoir appris, avoir grandi et mûri, rechercher de nouveaux défis, toujours plus haut.

Voilà le projet positif que le nouvel employeur est prêt à accueillir. Et l'employeur précédent verra peut-être aussi partir avec fierté ce bel oiseau qu'il aura aidé à faire grandir, et qui portera chez d'autres la valeur de l'éducation qu'il lui aura prodigué. De nombreuses entreprises développent ainsi des réseaux "d'alumnis" qui constituent ainsi une grande famille qui s'entr'aide et se reconnaît. Les meilleurs cabinets de conseil l'ont bien compris, qui trouvent souvent dans ce réseau d'anciens, passés dans des postes opérationnels dans les entreprises, leurs meilleurs clients.

Malheureusement, de nombreuses entreprises ont oublié de mettre dans leurs objectifs stratégiques de faire l'éducation des oiseaux, et notamment des plus jeunes. Il suffit d'écouter le récit des "tranches de vie" de certains de ces oiseaux, qui atterrissent pour un entretien en face de vous (cela m'arrive souvent en ce moment), pour se convaincre des drôles de pratiques de certains, et peut-être plus encore en ce moment, où les difficultés économiques s'accompagnent, ou justifient, lâchetés et mensonges de la part des managers et dirigeants.

Car la pire façon de faire s'envoler les oiseaux que vous managez, c'est de leur faire peur au point qu'il vous haïssent.

Si vous n'avez pas peur des films d'horreur lisez cet article de Adam Kleinberg sur les "sept raisons qui font que vos employés vous détestent".

Vos employés vous détestent parce que :

- vous ne les laissez pas seuls : vous êtes tout le temps sur leur dos à tout contrôler,

- vous les laissez seuls : pas de feddback, pas de merci, pas de conseils; "tais toi et rame"..

- vous êtes un "Twit" : comme les accros de "Twitter", vous racontez à tout le monde des choses que les collaborateurs vous ont confiées et qu'ils auraient aimé que vous traitiez avec discrétion...

- vous prenez des engagements sans vérifier leur faisabilité par vos collaborateurs: vous promettez et ne pouvez pas tenir; vous promettez l'impossible aux clients, au super boss, et vos collaborateurs ne peuvent pas suivre; ils n'en peuvent plus...ils vous haïssent..

- vous ne respectez pas vos propres règles : vous parlez règles, procédures, process, mais ne les appliquez pas à vous-même; vous manquez...ils vous détestent.

- vous mentez : vous promettez à vos collaborateurs de faire quelque chose, et vous ne le faites pas : menteur ! ...ils vous détestent.

- vous les terrorisez : comme les chiens de Pavlov, vos collaborateurs ont appris que, lorsque vous leur demandez de venir vous voir, ou vous apprêtez à leur parler, c'est pour les engueuler; et donc, avant même que vous ne commenciez, ils ont peur; ils attendent l'orage. Ils baissent la tête; ils tremblent....Ils vous haïssent...

Pas facile d'être un bon oiseleur...comme Papageno (Mozart - "La flûte enchantée")


Culture de discipline : le secret des stars

Discipline Dans le livre de Jim Collins sur les cinq étapes du déclin, "How the mighty fall", il y a un chapitre "bonus" qui redonne espoir , c'est une étape de " Recovery and Renewal", c'est à dire, l'étape où l'on retourne la tendance, où l'on sauve la mise. Même si les chiffres et le carnet de commandes sont en train de plonger, il reste toujours de l'espoir, même si l'on a touché l'étape 4..

On en retient que le rebond, comme le déclin, ne dépend pas, prioritairement, de la conjoncture, des autres, ou de la chance; il dépend de nous-mêmes. Et ce que nous devons exiger de nous-mêmes et des collaborateurs de l'entreprise, c'est tout simplement ....de la discipline. Et il a même conçu un test permettant d'autoévaluer cette qualité pour sa propre entreprise.

Jim Collins parle d'une "culture de la discipline" comme un des éléments clés.

Cette culture, c'est celle de personnes qui engagent librement les actions, qui prennent des risques, mais dans un cadre de responsabilité : les collaborateurs et managers qui adhèrent à cette culture de la discipline ne parlent pas de leur "job" ou de leur "poste" ou "fonction", ils parlent de leurs "responsabilités".

Cela a l'air tout simple, mais faites le test autour de vous : quand vous leur demandez ce qu'ils font dans leur entreprise, combien vous parlent de leurs "responsabilités" et combien vous parlent de leur "job" ? Vous comprendrez alors combien il est rare de trouver spontanément dans les entreprises cette culture de la discipline.

Dans "Good to great", Jim Collins y voit la différence entre une start-up et une grande (great) organisation : la start-up est une culture d'entrepreneurs avec une faible culture de discipline; la "great organization" est une culture d'entrepreneur AVEC une culture de la discipline.

Ces personnes, ce sont par exemple ces chefs de magasins qui ont la responsabilité ultime du bon fonctionnement de leur magasin, qui s'en sentent responsables, et qui prennent toutes les bonnes décisions, à leur niveau, dans le respect naturel d'un cadre de l'entreprise auquel chacun adhère.

Pour y parvenir, il ne s'agit pas de mettre en place des systèmes de contrôle et de sanctions pour mettre tout le monde au pas; non, il s'agit surtout d'embaucher et de mettre aux postes correspondants les bonnes personnes, c'est à dire des personnes qui possèdent par elles-mêmes ce sens, cette culture de la discipline et des les faire travailler ensemble; vous obtenez alors des miracles.

Ces personnes bien choisies, aux bonnes places, sauront alors analyser les faits, sans se mentir, et face aux faits brutaux, prendre les bonnes décisions; parce que cette culture de la discipline, c'est aussi celle qui nous fait prendre la bonne évaluation des situations sans se raconter d'histoires, et oser prendre des risques, et repartir dans une nouvelle direction si l'on constate que l'on s'est trompé. C'est une discipline du courage.

Un manager témoigne de ce type de culture qu'il a apprise chez Abott et emmenée avec lui dans sa carrière professionnelle :

" Ce que j'ai appris chez Abott, c'est cette idée que, quand vous fixez vos objectifs pour l'année, vous les enregistrez concrètement. Vous pouvez changer vos plans au cours de l'année, mais vous ne changez jamais l'indicateur de mesure de votre réussite. Vous êtes rigoureux à la fin de l'année, adhérant exactement à ce que vous aviez dit qu'il arriverait. Vous n'avez aucune chance de pouvoir baratiner, broder, ou contourner, en tentant de justifier la non réussite, que vous n'aviez pas vraiment accepté cet objectif, en essayant de le réajuster pour faire apparâitre la performance réelle comme pas si mauvaise que ça (j'ai fait ce que j'ai pu). Vous ne vous concentrez pas sur ce que vous avez accompli cette année en valeur absolue, mais toujours en comparaison avec ce que vous aviez dit que vous accomplieriez, peu importe si cette comparaison est douloureuse. C'est la discipline que j'ai apprise chez Abott, et que j'ai emené avec moi dans mes autres jobs".

Ce que ne donne pas sur étagère Jim Collins, c'est précisément la méthode pour pouvoir installer une telle culture autour de soi. Nombreux sont les dirigeants qui aimeraient en bénéficier pour précisément faire ce "recovery and renewal" à leur entreprise. Tout reste affaire de dosage, entre contrôle et liberté.

Chez Abott, par exemple, selon Jim Collins, les coûts de structure ont été réduits au maximum, la responsabilisation de chacun sur ses engagements est particulièrement soignée.

A chacun de trouver les voies et moyens pour inculquer cette "culture de la disciplne" faite de responsabilité, de liberté, et de créativité.

La première étape consiste à se convaincre que l'on ne fera rien de "great" sans elle.

Cela vaut la peine d'y réfléchir si l'on veut vraiment être une star...


Le déclin en cinq étapes

Collins2 Lors de cette conférence, un des intervenants, Philippe Vivien, DRH d'Areva, a évoqué un groupe de travail auquel il venait de participer aux Etats Unis avec Jim Collins, auteur célèbre de "build to last" et "Good to Great".

Son dernier opus, sujet du groupe auquel a particié Philippe Vivien,  parle des entreprises qui ont connu, à l'inverse de la gloire, le déclin total, au point d'en mourir pour certaines. Il a cherché à comprendre comment des entreprises que l'on classerait parmi les "good" ou même les "great" sont ainsi tombées. Et pour Philippe Vivien c'est l'ouvrage qui permet, même pour une entreprise comme Areva, de ne pas prendre la grosse tête. L'ouvrage a un titre bien trouvé : " How the mighty fall".

Comment est-il possible qu'une entreprise prospère, considérée parmi les plus performantes, puisse ainsi s'effondrer ? Voilà un bon sujet, que Jim Collins explore à partir de l'étude de 11 entreprises, toutes américaines.

Ce dont il est convaincu, c'est que ce déclin ne vient pas des autres, ni de la crise, ni de quoi que ce soit d'externe; le déclin dépend d'abord de soi-même..

Et il a modélisé ce déclin en cinq étapes, la durée de chaque étape étant variable : le process peut prendre quelques mois, ou plusieurs décennies. Comment ne pas penser, en le lisant, à toutes ces chutes récentes (Lehmann Brothers, General Motors, ..). Et, bien sûr, on a envie d'utiliser le modèle proposé pour porter un diagnostic sur les entreprises que l'on connaît, voire sa propre entreprise. Juste pour jouer à se faire peur.

Jim Collins a tiré de son étude un modèle du déclin en cinq étapes . Ce qui est intéressant, c'est que les premières étapes sont des étapes de grand succès, qui pourtant contiennent les gènes du déclin.

Etape 1 : La démesure du succès (Hubris Born of success) :

C'est l'étape de la forte croissance; on ne sait pas trop pourquoi; On en devient arrogant; on se prend à croire que le succès est notre caractéristique, sans chercher à comprendre les facteurs causals de ce succès; on se raconte des histoires; On pense que l'on réussit parce qu'on fait des choses spéciales, on ne cherche pas trop à comprendre pourquoi.

Etape 2 : Encore plus sans discipline (Undisciplined Pursuit of More) :

Grâce à l'étape 1 (On est géniaux, on peut faire n'importe quoi, et ça marche !), l'étape 2 est bien préparée; On cherche plus : plus de produits, plus de croissance, plus de n'importe quoi qui nous permet de faire plus encore; on est prêt à faire n'importe quoi; bref, on en fait trop, on perd la maîtrise..Le problème n'est pas de chercher la croissance, mais de tout réduire à la croissance, d'oublier le core business de l'entreprise, et que la croissance, c'est aussi la croissance des hommes et des femmes de l'entreprise; faire de la croissance sans faire grandir les hommes et les femmes de l'entreprise, c'est augmenter les risques de chute; bref, .on prépare l'étape 3..

Etape 3 : Déni des risques et périls (Denial of Risk and Peril) :

C'est l'étape où, tout d'un coup, des indicateurs se grippent; mais les résultats encore corrects nous disent que les problèmes éventuels sont cycliques ou temporaires; on arrive en haut, mais on ne voit pas que, après, ça va être la chute. On y croit encore; on ne voit pas les signaux faibles. Quand quelque chose va moins bien on accuse les facteurs externes (la crise, les concurrents, les marchés,...tout est bon). Tout sauf se dire responsable de quelque problème. Quand on commence à prendre plus de risques que la situation ne le permet, on est prêt pour l'étape 4..

Etape 4 : Course au sauvetage (Grasping for salvation) :

Les dangers et périls accumulés dans l'étape 3 commencent à produire leurs effets : l'entreprise amorce un déclin brutal, visible par tous.Comment réagissent les dirigeants ? En recherchant un plan de sauvetage rapide, un plan d'urgence. Ils viennent de tomber dans l'étape 4. Généralement cela va consister à donner la barre à un nouveau leader charismatique, qui amène une nouvelle vision stratégique, un plan de transformation ou de "restructuration", une révolution culturelle, un nouveau produit que l'on espère révolutionnaire, une acquisition spectaculaire, bref quelque chose qui peut faire illusion pour un moment (une "silver bullet solution" selon Jim), mais qui ne dure pas...Prêt pour l'étape 5.

Etape 5 : Capitulation (Capitulation to irrelevance or death) :

Plus l'entreprise réussira à durer avec les "silver bullets" de l'étape 4, plus la chute sera vertigineuse et profonde. Les leaders s'épuisent, et épuisent les ressources financières de l'entreprise, dans ces tentatives successives pour redresser la situation, avec parfois des succès rapides, et d'autres fois de gros flops. Au point que les leaders perdent tout espoir de construire un grand futur pour l'entreprise. Ils la maintiennent tout juste en survie.Dans certains cas, cela va finir par la vente de l'entreprise; ou bien l'entreprise va s'atrophier tout doucement, ou bien, dans le cas le plus extrême, mourir.

Tout ça n'est pas trés rigolo, surtout lorsque l'on reconnaît pour soi-même ou son entreprise les signes mis en évidence par Jim Collins. Pourtant, il nous laisse de l'espoir, il est, selon lui, toujours possible de s'en sortir et de rebondir, du moins tant que l'on n'a pas dépassé les étapes 1, 2 ou 3. Après cela commence à être plus dur.

La réponse pour s'en sortir, pour Jim Collins, consiste tout simplement à revenir aux bonnes pratiques qu'il a déjà étudiées dans ses précédents ouvrages (notamment"Good to great"), ce qu'il appelle " highly disciplined management practices".

Le secret, c'est la discipline, à tous les niveaux.

Encore une fois, Jim Collins, un de mes auteurs de management favoris (j'avais déjà parlé du concept du hérisson, et rendu compte de son article sur "The ultimate creation"), nous apporte une analyse excitante et qui permet de benchmarker de nombreuses situations courantes rencontrées dans les entreprises par les dirigeants et les consultants, et particulièrement en ce moment.. Ce n'est peut-être pas la lecture idéale pour les vacances (quoique de lecture trés facile, et de petit volume, seulement 123 pages sans les annexes), mais cela vaut la peine.


N'écoutons pas Cinéas !

Pyrrhus C'est Plutarque qui raconte cette histoire.

Pyrrhus faisait des projets de conquête. "Nous allons d'abord soumettre la Grèce", disait il. "Et aprés ?" dit Cinéas. " Nous gagnerons l'Afrique." "Aprés l'Afrique ?". " Nous passerons en Asie, nous conquerrons l'Asie Mineure, l'Arabie. " "Et après ?". " Nous irons jusqu'aux Indes". " Après les Indes ?". " "Ah !" dit Pyrrhus, "je me reposerai".

"Pourquoi", dit Cinéas, "ne pas vous reposer tout de suite ?".

C'est Simone de Beauvoir qui commence ainsi un essai paru en 1944, et qui s'intitule justement "Pyrrhus et Cinéas".

Et c'est vrai, encore aujourd'hui, que dès qu'il y a un Pyrrhus quelque part (un leader qui a envie de conquêtes et de projets ambitieux pour l'entreprise, par exemple), il y a un Cinéas pas bien loin (celui qui dit "à quoi bon ?", qui est peu motivé par cette envie de changement.

Pour tout dirigeant d'un comité de Direction engagé dans un programme de changement tous azimuts, de conquête de part de marché, de recherche d'excellence, de poursuite de la compétitivité, comment ne pas penser à ces Cinéas qui ne voient pas bien pourquoi partir ainsi à l'aventure : à quoi bon partir si c'est pour s'arrêter un jour ?

Et se pose en effet là la question des buts que peut se proposer un homme, et quels espoirs lui sont permis. C'est tout l'objet de ce petit ouvrage de Simone de Beauvoir.

C'est vrai qu'il y a un mystère à cette quête, à cette envie de projet. Rien ne justifie à l'extérieur.

Comme le dit Simone de Beauvoir,

" notre rapport avec le monde n'est pas décidé d'abord; c'est nous qui décidons". C'est nous qui décidons d'engager la compétition sur tel front plutôt que tel autre, de fixer plutôt tel objectif que tel autre.

Il est facile de rendre Pyrrhus ridicule et absurde. Et de faire naître tous ces comportements désabusés, ou pire, de la part des collaborateurs envers leur chefs qui veut les emmener dans de grandes aventures.

Ces critiques, elles permettent de justifier la non adhésion de ceux à qui "on ne la fait pas" à suivre ces projets de conquête et de changements initiés par leurs chefs qui se prennent pour Pyrrhus. C'est ce qu'on appelle la résistance au changement dans nos projets d'entreprise.

Simone de Beauvoir tente de comprendre et d'expliquer Pyrrhus :

" Pyrrhus ne part pour rentrer, il part pour conquérir; cette entreprise n'est pas contradictoire. Un projet est exactement ce qu'il décide d'être, il a le sens qu'il se donne : on ne peut le définir du dehors. Il n'est pas contradictoire, il est possible et cohérent dès qu'il existe, et il existe dès qu'un homme le fait exister". 

On pourrait dire aujourd'hui que c'est la force du leader qui fait exister et justifie le projet de conquête et de développement.

Mais il y aura toujours des hommes qui veulent conquérir parce que :

" à chaque moment, les hommes font surgir ce vide autour d'eux; en transcendant le donné vers une plénitude à venir, ils définissent le présent comme un manque; ils attendent sans cess quelque chose de neuf : de nouveaux biens, de nouvelles techniques, des réformes sociales, des hommes nouveaux".

Et puis, il y a les autres, ceux qui sont le contraire :

" Tout est plein autour d'eux, ils ne voient aucune place pour rien d'autre; toute nouveauté les effraie, il faut leur imposer de force les réformes. "On se passait bien autrefois de ces inventions", disent-ils.

Ce sur quoi nous fait réfléchir ce petit ouvrage de Simone de Beauvoir, c'est la liberté humaine, la liberté d'avoir envie:

" Cette plénitude neuve que nous faisons surgir dans le monde, c'est à la liberté humaine qu'il appartient de lui creuser sa place; cette place n'était pas; ce n'est pas non plus nous qui l'avons faite; nous avons fait seulement l'objet qui la remplit.Seul autrui peut créer un besoin de ce que nous lui donnons.".

Cette vision de creux et de plein est inspirante.

Mais ce que nous entreprenons, nos conquêtes, c'est d'abord pour nous-mêmes, et non pour les autres.

" Si je me cherche dans les yeux d'autrui avant de m'être donné aucune figure, je ne suis rien; je ne prend une forme, une existence, que si d'abord je me jette dans le monde en aimant, en faisant."

La liberté dont on parle ici, c'est celle qui nous pousse en avant dans le monde :

" Être libre, c'est se jeter dans le monde sans calcul, sans enjeu, c'est définir soi-même tout enjeu, toute mesure; tandis que cet homme trop prudent doit prendre garde à ne fonder d'autre projet que celui qui valorise les gens qui le valorisent : cette vanité timide est le contraire d'un véritable orgueil."

Alors, n'écoutons-pas les Cinéas, mais plutôt cette ode à la liberté de Simone de Beauvoir, pour qui :

" La liberté commande, et n'obéit pas"

" Pour que les hommes puissent me donner une place, il faut d'abord que je fasse surgir autour de moi un monde où les hommes aient leur place : il faut aimer, vouloir, faire."

Aimer, vouloir, faire : quel joli programme pour se donner le courage et les moyens de nos ambitions, et nous empêcher d'écouter les Cinéas...

Merci Simone !


Le sens contre le contrat de travail

Souffrance Les Echos organisaient cette semaine une journée d'échanges et de témoignages, appelée pompeusement "Les Assises du Management"...

Le sujet est dans l'actualité : Gérer les hommes dans la tourmente.

Pas beaucoup d'idées nouvelles dans ces exposés. J'imagine que l'assistance, composée de nombreux représentants de la fonction "Ressources humaines" des entreprises ou d'organisations publiques (sans parler des spécimens de "consultants" toujours présents dans ce genre de trucs pour essayer d'y draguer de nouveaux clients), sont un peu restés sur leur faim.

La plupart des intervenants étaient des hommes; c'est pourtant le témoignage et le discours des femmes qui m'ont paru les plus intéressants.

Deux particulièrement.

Bénédicte Péronnin, Directeur Général de Legris Industries (entreprise qui s'est profondément transformée, et à carrément changé de métier, au gré des cessions et acquisitions ces dernières années), nous a parlé avec ardeur de sa conviction qu'il fallait que l'entreprise, et son dirigeant, doit, plus que jamais en période de tourmente, garder en tête le projet à long terme de l'entreprise, celui qui donne du sens à l'action. Alors, quelqu'un, un homme fier de lui, l'interpelle : "Oui, mais, aujourd'hui, on est dans la financiarisation, il n'y a plus que le cash qui compte; vous ne seriez pas un peu naïve, ma petite dame ?; c'est Dysney, votre truc.",...

Et la souriante Bénédicte ne se démonte pas : "Oui, ça fait un peu Alice au pays des merveilles, et bien je le revendique, j'aime bien être Alice au pays des merveilles qui revendique son envie de rêve et de vision pour l'entreprise que je dirige".

Ce sens qui donne du rêve et qui fait du bien à celui qui en parle comme à ceux qui l'écoutent, une autre intervenante en a parlé : Marie Pezé est psychanalyste et clinicienne, et reçoit en consultation à l'hôpital de Nanterre en "souffrance et travail", des personnes qui sont en souffrance à cause de leur travail. Elle a écrit rapports et livres sur ce sujet.

Philippe Escande, journaliste des Echos, l'interroge sur ce phénomène, et essaye de comprendre si c'est une caractéristique française ou mondiale.

Pour Marie Pezé, il y a une spécificité française là-dedans. On pourrait en effet se demander pourquoi des personnes dans un état de stress total, ressentant les rapports avec leur chef ou leurs collègues comme des situations de harcèlement insupportables (les anecdotes ne manquent pas, et les témoignages de Marie Pezé sont souvent effrayants et inquiétants), ne quittent pas ces entreprises pour se libérer d'une telle souffrance, et préfèrent rester et se détruire, pour finir gravement malades dans la consultation de Marie Pezé à l'hôpital.

Pour Marie Pezé, le coupable criminel, qui explique selon elle, que le sujet de la souffrance est particulièrement visible en France, c'est ...le contrat de travail.

Ce contrat de travail qui a valeur d'institution et de protection en France, devient une prison pour le salarié, qui a tellement peur de le perdre, de ne pas en retrouver un autre aussi protecteur, croît-il, qu'il supporte tout, y compris de souffrir, pour le garder. Le contrat de travail est la personnification du rapport de domination, introduit dans les relations entre les supérieurs et les employés des conflits, des situations où le chef se croit tout permis; où le salarié se perçoit lui-même comme un esclave qui doit tout supporter.Et qui va trouver des formes de rebellion ailleurs : par la violence, verbale, mais aussi physique, par la violence contre lui-même (voire jusqu'au suicide), par la violence contre l'outil de travail (Marie Pezé constate que les cas de destruction et de sabotages de l'outil de travail sont de plus en plus fréquents, et sont un signe trés inquiétant).

Elle nous a encouragé à prendre au sérieux ce sujet; à redonner du sens à ce que nous faisons dans nos entreprises (comme Bénédicte Alice au pays des merveilles !), à prendre le temps de faire circuler dans l'entreprise les marques de gratitude et de reconnaissance, qui ne coûtent rien : juste dire merci et bravo aux collaborateurs méritants; juste dédramatiser les erreurs et les non-performances (carlos Ghosn disait la même chose lorsqu'on l'interrogeait sur les suicides chez Renault).

Elle a appelé ça "faire un pas de côté", c'est à dire à prendre conscience que les relations agressives, les échanges chargés de violence dans les discussions entre les salariés et les dirigeants, tout ça peut faire chavirer les collaborateurs, et l'entreprise avec. Paradoxalement, ce ne sont pas les personnes dites les plus "fragiles" qui sont les plus vulnérables, mais au contraire ceux qui supportent tout, qui tiennent coûte que coûte, qui se donnent, comme on le dit "à fond dans leur boulot", et qui, d'un coup, peuvent tomber.

Oui, donner du sens dans l'entreprise, et au travail qui se fait à l'intérieur, c'est plus subtil que de rédiger des contrats de travail, et de se bagarrer pour obtenir des avantages, protéger ses droits, face aux sales patrons capitalistes. Finalement, à entendre Marie Pezé, ce sont les salariés eux-mêmes, excités par les syndicalistes, qui font leur propre malheur. Je ne sais pas si elle irait jusqu'à dire cela, mais cette désignation du contrat de travail comme coupable va vers cette conclusion.

Alors, j'entend bien les critiques possibles de ceux qui croient défendre les salariés en défendant le contrat de travail : et ho, mais si il n'y a pas de contrat de travail, c'est l'esclavage, la porte ouverte à toutes les turpitudes et excés des patrons,...heureusement qu'on a de quoi nous protéger, nous, salariés, etc...

Oui, bien sûr, mais les conséquences analysées par Marie Pezé font quand même réfléchir.

Et regardons ailleurs, aux Etat-Unis, où le contrat de travail est moins "protecteur", où on perd plus vite le droit au chômage : la mobilité des salriés est plus forte; la volonté forte de s'en sortir, de rebondir face à la crise, est plus intense; et c'est probablement cette dynamique qui va permettre à ce pays de s'en sortir plus vite, et avec plus d'innovation. Pendant que chez nous, ce sont les files d'attente dans le cabinet de consultation de Marie Pezé qui s'allongeront, et les phénomènes de violence (séquestration, sabotage de l'outil de travail) qui augmenteront.

Il est vraiment temps qu'Alice au pays des merveilles prenne la barre....