Le sens contre le contrat de travail
Le déclin en cinq étapes

N'écoutons pas Cinéas !

Pyrrhus C'est Plutarque qui raconte cette histoire.

Pyrrhus faisait des projets de conquête. "Nous allons d'abord soumettre la Grèce", disait il. "Et aprés ?" dit Cinéas. " Nous gagnerons l'Afrique." "Aprés l'Afrique ?". " Nous passerons en Asie, nous conquerrons l'Asie Mineure, l'Arabie. " "Et après ?". " Nous irons jusqu'aux Indes". " Après les Indes ?". " "Ah !" dit Pyrrhus, "je me reposerai".

"Pourquoi", dit Cinéas, "ne pas vous reposer tout de suite ?".

C'est Simone de Beauvoir qui commence ainsi un essai paru en 1944, et qui s'intitule justement "Pyrrhus et Cinéas".

Et c'est vrai, encore aujourd'hui, que dès qu'il y a un Pyrrhus quelque part (un leader qui a envie de conquêtes et de projets ambitieux pour l'entreprise, par exemple), il y a un Cinéas pas bien loin (celui qui dit "à quoi bon ?", qui est peu motivé par cette envie de changement.

Pour tout dirigeant d'un comité de Direction engagé dans un programme de changement tous azimuts, de conquête de part de marché, de recherche d'excellence, de poursuite de la compétitivité, comment ne pas penser à ces Cinéas qui ne voient pas bien pourquoi partir ainsi à l'aventure : à quoi bon partir si c'est pour s'arrêter un jour ?

Et se pose en effet là la question des buts que peut se proposer un homme, et quels espoirs lui sont permis. C'est tout l'objet de ce petit ouvrage de Simone de Beauvoir.

C'est vrai qu'il y a un mystère à cette quête, à cette envie de projet. Rien ne justifie à l'extérieur.

Comme le dit Simone de Beauvoir,

" notre rapport avec le monde n'est pas décidé d'abord; c'est nous qui décidons". C'est nous qui décidons d'engager la compétition sur tel front plutôt que tel autre, de fixer plutôt tel objectif que tel autre.

Il est facile de rendre Pyrrhus ridicule et absurde. Et de faire naître tous ces comportements désabusés, ou pire, de la part des collaborateurs envers leur chefs qui veut les emmener dans de grandes aventures.

Ces critiques, elles permettent de justifier la non adhésion de ceux à qui "on ne la fait pas" à suivre ces projets de conquête et de changements initiés par leurs chefs qui se prennent pour Pyrrhus. C'est ce qu'on appelle la résistance au changement dans nos projets d'entreprise.

Simone de Beauvoir tente de comprendre et d'expliquer Pyrrhus :

" Pyrrhus ne part pour rentrer, il part pour conquérir; cette entreprise n'est pas contradictoire. Un projet est exactement ce qu'il décide d'être, il a le sens qu'il se donne : on ne peut le définir du dehors. Il n'est pas contradictoire, il est possible et cohérent dès qu'il existe, et il existe dès qu'un homme le fait exister". 

On pourrait dire aujourd'hui que c'est la force du leader qui fait exister et justifie le projet de conquête et de développement.

Mais il y aura toujours des hommes qui veulent conquérir parce que :

" à chaque moment, les hommes font surgir ce vide autour d'eux; en transcendant le donné vers une plénitude à venir, ils définissent le présent comme un manque; ils attendent sans cess quelque chose de neuf : de nouveaux biens, de nouvelles techniques, des réformes sociales, des hommes nouveaux".

Et puis, il y a les autres, ceux qui sont le contraire :

" Tout est plein autour d'eux, ils ne voient aucune place pour rien d'autre; toute nouveauté les effraie, il faut leur imposer de force les réformes. "On se passait bien autrefois de ces inventions", disent-ils.

Ce sur quoi nous fait réfléchir ce petit ouvrage de Simone de Beauvoir, c'est la liberté humaine, la liberté d'avoir envie:

" Cette plénitude neuve que nous faisons surgir dans le monde, c'est à la liberté humaine qu'il appartient de lui creuser sa place; cette place n'était pas; ce n'est pas non plus nous qui l'avons faite; nous avons fait seulement l'objet qui la remplit.Seul autrui peut créer un besoin de ce que nous lui donnons.".

Cette vision de creux et de plein est inspirante.

Mais ce que nous entreprenons, nos conquêtes, c'est d'abord pour nous-mêmes, et non pour les autres.

" Si je me cherche dans les yeux d'autrui avant de m'être donné aucune figure, je ne suis rien; je ne prend une forme, une existence, que si d'abord je me jette dans le monde en aimant, en faisant."

La liberté dont on parle ici, c'est celle qui nous pousse en avant dans le monde :

" Être libre, c'est se jeter dans le monde sans calcul, sans enjeu, c'est définir soi-même tout enjeu, toute mesure; tandis que cet homme trop prudent doit prendre garde à ne fonder d'autre projet que celui qui valorise les gens qui le valorisent : cette vanité timide est le contraire d'un véritable orgueil."

Alors, n'écoutons-pas les Cinéas, mais plutôt cette ode à la liberté de Simone de Beauvoir, pour qui :

" La liberté commande, et n'obéit pas"

" Pour que les hommes puissent me donner une place, il faut d'abord que je fasse surgir autour de moi un monde où les hommes aient leur place : il faut aimer, vouloir, faire."

Aimer, vouloir, faire : quel joli programme pour se donner le courage et les moyens de nos ambitions, et nous empêcher d'écouter les Cinéas...

Merci Simone !

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