Le langage des larmes
20 mars 2009
Mercredi Rolando Villazon saluait avec effusion les spectateurs de "Werther" à l'Opéra Bastille, pour la dernière représentation à laquelle il participait.
Il exprimait enfin sa joie, après avoir gémi et s'être lamenté pendant plus de deux heures et demi sur scène.
J'y étais.
Werther, on connaît, c'est celui qui est jeune et en souffrances, d'aprés l'oeuvre de Goethe.
L'opéra de Massenet nous fait vivre ces souffrances, propices aux mélodies mélancoliques et à l'échange de larmes.
Car on pleure beaucoup dans cet opéra.
Werther est tombé amoureux de Charlotte dès qu'il l'a vue. Celle-ci, aînée de huit enfants du bailli, veuf, est le modèle de la grande soeur sympa et trés belle. Mais le hic, c'est qu'elle a promis à sa maman à sa mort d'épouser Albert, et donc pas de chance pour Werther.
Et c'est là que les souffrances de Werther commencent, et que nous allons y gagner des airs pleins de lamentations et de pleurs.
Il va s'éloigner, lui envoyer plein de lettres, et puis il revient, et les duos de pleurs recommencent.
Notamment un très chaud où ça finit par une étreinte; Charlotte ne veux pas avouer son amour, Werther en pleure de plus belle.
Joli duo ici (pas de la version de l'opéra Bastille, avec Susan Graham, fantastique, à la diction impeccable, alors que Rolando a un accent sud américain) dans une version de l'opéra de Nice de 2006.
Werther "Ah, ce premier baiser, mon rêve et mon envie ! Bonheur tant espéré qu'aujourd'hui j'entrevois! Il brûle sur ma lèvre encor innassouvie ce baiser.., ce baiser demandé pour la première fois."
Charlotte : " Ah, ma raison s'égare..."
Werther : " Tu m'aimes ! Tu m'aimes ! Tu m'aimes !"
La pression monte...
Charlotte : " Défendez moi Seigneur ! Défendez moi contre moi-même ! Défendez moi Seigneur, contre lui,...Défendez moi.."
Werther : " Viens ! Je t'aime ! Il n'est plus de remord...Car l'amour seul est vrai, c'est le mot, le mot divin !; Je t'aime ! Je t'aime ! Je t'aime !"
Pour finir, après l'étreinte, Charlotte, affolée : Ah ! Moi ! moi ! Dans ses bras !"
Merveilleux moment de cet opéra. (J'ai mieux aimé la mise en scène de l'Opéra Bastille, de Jürgen Rose produite par le Bayerische Staatsoper de Münich, toute de violence et de passion dans le jeu des chanteurs, mais Rolando est ici égal à lui-même, dans une mise en scène qui fait plus classique).
Et puis Charlotte s'enfuie; et Werther va se tuer, Charlotte accourant à son chevet pour le voir mourir sous ses yeux en lui criant, enfin, "Je t'aime"...
Et l'on pleure tous, devant ce merveilleux jeu d'émotions et de passions.
Dans le programme on trouve un texte tiré d'un livre de Anne Vincent-Buffault sur le "langage des larmes".
Elle rappelle combien ce langage des larmes, très à la mode au XVIIIème siècle, transmet les émotions au plus fort dans les romans de cette époque.
"A une époque où la présence du corps dans les romans est trés discrète, cette abondance sécrétoire, avec tout ce qu'elle a de convenu, permet de rendre charnelle la sensibilité des personnages, de donner au sentiment un aspect physique, qui palie au langage qui se dérobe, au plus fort d'une émotion qui ne se conçoit qu'à l'aide de ses manifestations extérieures".
L'auteur parle de "rhétorique des larmes", y voyant une forme spécifique de langage.
C'est vrai que "Werther" est bien un tel exercice de "rhétorique des larmes", et la sensibilité charnelle de Charlotte et de son amoureux déçu nous est transmise au plus intime, le chant et la musique venant ajouter à notre émotion.
Les larmes qu'échangent deux personnes, c'est une fusion qui remplace l'indécence, mais en disent plus sur l'intime. Elles nous plongent dans le coeur des protagonistes, elles sont l'expression du corps.
Pleurer c'est se mettre à nu.
C'est oser tout montrer, tout dire sans dire.
C'est vrai que dans le monde moderne, celui de nos entreprises, les larmes, on n'en voit pas trop souvent. Il il faut se montrer fort, ne rien dire sur soi.
Alors, quand les larmes surgissent dans ce genre d'enceinte, on se sent voyeur, incapable de réagir, car les émotions des autres et de soi-même, on ne sait comment en parler.
Elles matérialisent une économie de l'échange caractérisée par la profusion : on verse des "larmes de joie", on exprime ses émotions, ses peines, on dit sans parler, on crie en silence, on se sent obligé de répondre à un message de larmes :
" Il semblerait qu'on ne puisse laisser quelqu'un pleurer sans agir, c'est à dire sans se rapprocher de lui et tenir compte de ses larmes", comme le dit Anne Vincent-Buffault à propos des romans. Et les larmes dans la vie ressemblent souvent à un roman.
Les larmes quand elles expriment de belles émotions comme celles de Werther et Charlotte, elles nous communiquent tant.
Cet opéra de Massenet nous donne ainsi l'inspiration pour comprendre et sentir ce langage des larmes.,
Le langage des larmes, cet échange de fluides, permet de communiquer et de recevoir à des niveaux différents, plus subtils, car les mots que remplacent les larmes, bien que non exprimés, paraissent encore plus forts.
Nota : On peut encore voir cet opéra à Bastille les 22, 24 et 26 mars, dans la version pour baryton, avec Ludovic Tézier, qui faisait Albert mercredi dernier.
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