Individualiste aristocratique
15 août 2008
Je termine la lecture du dernier ouvrage de Marcel Gauchet, du moins les deux premiers tomes parus cette année, sur "L'avènement de la démocratie". J'ai déjà évoqué Marcel Gauchet qui est aussi un brillant orateur.
Cet ouvrage est une fresque éblouissante qui remonte jusqu'au 16ème siècle pour explorer l'histoire de la démocratie et de ses transformations, jusqu'en 1900, pour le moment.
On, y voit la démocratie apparaître dans la révolution de 1789, et la naissance de concepts qui nous paraissent évidents aujourd'hui, mais qui ont mis beaucoup de temps à émerger, comme par exemple la notion de société civile : c'est la fin de la croyance que c'est l'Etat qui englobe tout. La société civile se constitue d'elle-même.
Et puis, vers la fin du XIXème siècle, qu'il appelle, en titre du deuxième tome, "la crise du libéralisme", la croyance en une société libérale, basée sur la liberté de chacun, qui permet le progrès et le développement de tous, se heurte à la réalité, et affronte les déceptions.
Le concept nouveau qui va en sortir, et que nous connaissons aujourd'hui à son apogée, c'est l'individu.
Mais dès la fin du XIXéme siècle, des auteurs vont s'attacher à faire émerger et à défendre une "culture de l'individu".
Ils évoquent, selon Marcel Gauchet :
"une oppression de l'individu qui tient aux rapports sociaux eux-mêmes, à la pression du milieu, au carcan des moeurs, au poids des préjugés."
L'empêchement le plus fort d'être un individu réside dans la tyrannie de l'opinion, le conformisme collectif, et ce qu'un auteur comme Max Nordau appelle "les mensonges conventionnels de notre civilisation" (1883).
Comme le note l'auteur,
"Face à ces obstacles, le combat pour la liberté de l'individu culmine forcément dans la revendication du droit à l'affirmation de sa singularité subjective. Jouir véritablement du statut d'individu, c'est être en mesure de faire valoir son authenticité intime contre la généralité factice et l'anonymat destructeur de la vie sociale".
Marcel Gauchet nous fait ainsi découvrir comment une posture libertaire et une revendication de singularité vont façonner cette culture de l'individu avec laquelle nous vivons encore aujourd'hui.
Un des grands théoriciens de cette thèse est Georges Palante, qui se présente comme "individualiste aristocratique", dont les thèses vivent encore avec un auteur comme Michel Onfray, qui a d'ailleurs contribué à le faire (re)connaître aujourd'hui.
L'individualisme dont se réclame George Palante relève d'une "disposition intérieure de l'âme" et repose sur un "pessimisme social".
"Il sait qu'il trouvera son ennemi en face de lui quel que soit le régime, sous l'aspect d'une "discipline sociale" ressentie comme "tyrannique, tracassière, déprimante et paralysante pour les individus capables de sentir et de penser autrement que la masse conformiste".
Marcel Gauchet rappelle que George Palante appelle cet individualisme "aristocratique", car il est convaincu qu'il est réservé, par nature, à quelques-uns.
"En quoi il se trompait. Il n'était qu'un précurseur. L'aristocratie était destinée à s'ouvrir démocratiquement à tous un jour."
Oui, ce que nous démontre ainsi Marcel Gauchet, c'est que cette forme de consécration de l'individu, que nous vivons chaque jour dans nos entreprises, trouve son origine au tout début du siècle.
Le fait que ces auteurs oubliés soient remis au goût du jour est aussi un bon indice.
En fait, cette naissance de l'individu sera momentanément contrariée par les pèriodes de guerre que va connaître la France et l'Europe, pour renaître dans les années 70 (ce sera le sujet des deux prochains tomes de la saga de Marcel Gauchet).
Mais cela aurait pu tourner autrement, et on reste rêveur en lisant la dernière phrase :
" Nous ne pourrons jamais nous lasser de rêver à ce qu'aurait pu être l'Europe au XXème siècle sans le cataclysme de la guerre".
Ouvrage passionnant, qui, en nous permettant de survoler ainsi plus de cinq siècles, permet de mettre en perspective et de décrypter des tendances de fond qui pénètrent aujourd'hui notre société, notre vie collective, et les rapports entre les individus.
Un bon moyen pour nous empêcher de lire l'actualité par le seul prisme des petites phrases de nos hommes politiques, ou du journal de 20 Heures.
Quoi de mieux que cette période d'été pour nous offrir ce recul ? Un plaisir tout....individuel, loin de la masse,etc...
Grâce à Marcel Gauchet, on se sent soi-même, en lisant ce livre, un "individualiste aristocratique"...
Mise à jour : sondage en ligne ici d'août à octobre 2008 :
38.09% C'est tout à fait moi 14.28% Ce n'est pas moi du tout 23.8% Ce n'est pas moi, mais il y en a plein autour de moi 23.8% C'est mon patron
21 personnes ont répondu à ce sondage
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