Le sadhu
02 août 2008
On dit qu'une image vaut mieux qu'un long discours. C'est le sens de la "parabole du sadhu", qui m'a été contée il y a plusieurs années, et que j'ai gardée en tête comme un précieux conseil pour le management des entreprises. C'est la "parabole du sadhu".
Cette histoire est d'autant plus étonnante qu'elle est vraiment arrivée à son auteur, Bowen H. McCoy, telle qu'il l'a racontés pour la première fois en 1983, dans un article de la Harvard Business Review, qui figure maintenant parmi les classiques qu'il convient de connaître (un peu comme l'article de Zaleznik).Cette histoire a décidé de son changement de carrière, puisqu'il est devenu professeur sur le sujet...
Bon, on arrête le suspense...Voici, en gros, l'histoire, que l'on peut lire avec tous les détails ici.
Bowen H. McCoy, associé de Morgan Stanley, participe à un voyage d'escalade de l'himalaya au Népal, en compagnie d'un ami, Stephen. Ils envisagent notamment de traverser un col à une hauteur de plus de 5000 mètres, et s'y préparent. En chemin, d'autres randonneurs de Nouvelle Zélande, de Suisse, et du Japon se joignent à leur groupe. Ils se lèvent tôt pour se diriger vers le passage car il comporte des marches glacées, qui fondent ensuite au soleil dans la journée.
Et en arrivant rout prêt, l'un des néo-zélandais ramène un sadhu, à demi nu, qu'il a trouvé non loin, allongé sur la glace,en état d'hypothermie.
Bowen allonge le sadhu sur un rocher. Le néo-zélandais commence à s'énerver car il est pressé d'aller franchir le passage avant le plein soleil. Il dit à Bowen et Stephen "j'ai fait ce que j'ai pu, j'ai ramené le sadhu; vous avez des porteurs et des guides avec vous; prenez soin de lui; nous, on part !".
Stephen et les suisses sortent des vêtements de leurs bagages et couvrent le sadhu, qui reprend vie. Puis arrivent les japonais, qui redescendent un peu le sadhu, et lui donne à manger et à boire, avant de se diriger, eux aussi, vers le passage.
Une fois qu'ils sont tous passés de l'autre côté, c'est Stephen qui interpelle Bowen : "qu'est ce que cela te fait d'avoir contribuer à la mort d'un être humain?"..."le sadhu est mort?"...."Non, mais c'est trés probablement ce qui va lui arriver"....
L'auteur n'a jamais su si le sadhu était mort, mais cette histoire l'a marqué longtemps aprés.
De quoi parle-t-elle?
De cette attitude de tous les membres du groupe, focalisés sur leur but, franchir le passage, qui les conduit à s'occuper un peu du sadhu (des vêtements, à boire, à manger,...), et à refiler le problème au voisin, pour poursuivre son chemin, sans se soucier de ce pauvre homme.
Et Bowen analyse la situation par le fait que le groupe, de manière collective, n'avait pas de règle de comportement commune pour traiter un tel sujet. D'autant plus qu'ils ne connaissaient pas.
Ceci illustre toute la différence entre l'éthique individuelle et l'éthique collective. Sans éthique collective, les individus sont livrés et à eux-mêmes face à leur éthique individuelle, et se trouvent, comme les randonneurs de l'himalaya, complètement incapables de décider ensemble d'une éthique lorsque confrontés à une décision. Et cette attitude consistant à envoyer de la nourriture ou autre pour se dédouaner, sans s'interroger sur les fondamentaux d'une telle situation, est le résultat le plus probable lorsqu'il n'y a pas cette éthique collective. N'ayant pas de process collectif pour répondre à la situation en groupe, chacun a réagit en tant qu'individu.
Stephen fait d'ailleurs remarquer qu'il pense que les attitudes des japonais auraient été différentes si le sadhu avait été une femme asiatique bien habillée, ou, pour les népalais, une femme népalaise de haute condition. Mais là, le sadhu, ça n'inspirait personne par rapport à son éthique individuelle.
Est-ce à dire que les randonneurs auraient dû changer tout le plan, voire rebrousser chemin, pour ramener le sadhu dans la plaine, alors que tous avaient préparé de longue date ce voyage, pour le seul but de franchir le passage? Voilà bien la question, pas facile, de l'éthique collective.
Cette histoire vient illustrer un cas de "dilemne moral" comme nous en rencontrons, et en rencontrent nos entreprises, sans pour autant escalader l'himalaya.
Cela concerne aussi le système de valeurs collectives d'un groupe, d'une entreprise.C'est le rôle du leader d'interpréter et de manager les valeurs collectives de son entreprise; c'est le rôle de chacun de se les approprier. Et plus ce travail a été conduit, plus il devient facile de répondre à ces "dilemnes moraux".
La vraie leçon, sur laquelle Bowen H.McCoy est revenu vingt ans aprés, dans un complément lors de la republication de l'article par HBR, c'est que, dans une entreprise collective complexe, l'individu a besoin du groupe, de ses règles éthiques, de ses valeurs, et doit trouver un support dans le groupe. Si ils n'ont pas ce support, dans bien des cas les individus ne savent pas comment agir. Si ce support existe, la personne est engagée vers le succés de son groupe, de son entreprise, et peut apporter beaucoup au process de construction et de maintien d'une culture d'entreprise et d'une éthique commune.
Car des sadhus, dans notre vie professionnelle,on en rencontre tous les jours. Et à chaque fois, c'est la même question : dois-je rester focalisé sur mes buts et intérêts personnels, ou bien y-t-il autre chose qui pourrait me faire agir autrement? Quelle est la nature de ma responsabilité? Où s'arrête-t-elle?
Cette question se pose au dirigeant d'entreprise, au responsable d'une équipe : quelle est notre responsabilité, si nous nous considérons comme responsables et des personnes éthiques? Dans les situations les plus difficiles,la réponse peut aller jusqu'à changer les valeurs du groupe afin que l'ensemble des ressources qui le composent décident ensemble de prendre une autre route.
Autre réflexion à propos de cette histoire: existe-t-il un art et un comportment du management "standard" qui se transporte et se reproduit d'entreprise en entreprise, avec la mondialisation, ou bien existe-t-il des cultures, des modes de comportement, qui ne se transportent pas, et font la différence, la distinction de certains groupes et collectivités ? Les valeurs spécifiques d'une entreprise s'assimilent elles comme une formation aux techniques comptables (il suffirait de les écrire sur de belles chartes), ou bien le processus nécesite-t-il autre chose ?
A l'heure où il s'agit, en permanence de donner toute valeur à l'individu, à sa liberté, à son "individualisme", cette histoire nous dit aussi que, sans support collectif, l'individu est perdu.
Bowen H.McCoy fait le tour des universités et des entreprises avec cette histoire, qui ne trouve jamais de réponse évidente et concluante. Au contraire, elle chemine dans nos consciences, et nous permet de rester en éveil, et exigeant, face aux situations que nous rencontrons.
Le sadhu devient alors un peu le symbole d'un ange gardien qui veille sur nous et nous soutient.
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