De sidera
Tueurs d'idées

Apprendre : une histoire d'échafaudage

Echafaudage-1 Il y a une rengaine qui traîne dans les discours et la littérature de management, c'est "l'entreprise apprenante".

On nous raconte que c'est le must du must, et Peter Senge, auteur de "la cinquième discipline", en 1990, inspire encore de nombreux conférenciers et consultants.

Mais là où ça devient un peu plus compliqué, c'est quand il s'agit de répondre à la question : comment on fait une entreprise apprenante ? Car dire qu'il faut être "flexible", "adaptable", ou tout autre terme, ça dit pas grand chose sur la méthode. C'est pourquoi toutes ces présentations sont souvent bidon et ne servent à rien.

En fait, pour aborder avec un peu de sérieux un tel sujet, il est nécessaire d'aller chercher dans une discipline que peu de pseudo experts en "organisation apprenante" connaissent, qui est la discipline de la pédagogie, de l'éducation.

En parcourant un ouvrage de Kees van der Heijden, "The sixth sense", sur justement l'accélération de l'"organizational learning", je découvre un spécialiste théoricien de l'apprentissage par le groupe, Lev S. Vygotsky.

Ce psychologue russe, des années 20, est le théoricien de la notion de "zone proximale de développement" que l'on peut transposer à l'entreprise (lui, il parle de l'apprentissage des enfants).

Dans l'entreprise il y a des savoirs que l'on peut considérer comme codifiés, et qui sont connus des membres de l'entreprise. Ce sont les connaissances et idées qui sont régulièrement écrites dans les plans stratégiques, ce qui permet de décrire les "bonnes pratiques" et les "process" de l'entreprise. Pour l'enfant, ce sont les choses qu'il sait et qu'il peut faire seul.

Et puis, il y a les choses qui ne sont pas codifiées, mais qui existent dans les intuitions, dans les les comportements, mais qui ne sont pas connectées au monde des savoirs codifiés; mais qui pourront se révéler grâce à l'aide d'un intervenant extérieur : le consultant, un nouveau, un coach, pour l'entreprise; chez l'enfant c'est  le pédagogue qui va être ce révélateur. Ce sont aussi les pairs de l'élève, les élèves plus expérimentés, qui constituent ce révélateur. Et donc cela se passe, dans l'entreprise, au sein même des équipes.

Ce qui intéressant dans la théorie de Vygotsky, c'est qu'il considère qu'il existe une zone autour de l'élève qui va se révéler avec l'enseignant, qui lui permettra donc d'apprendre, et d'intégrer de nouveaux savoirs dans son modèle de connaissance (c'est à dire d'apprendre), et qu'au delà de cette zone, ce sera trop difficile et il n'apprendra plus.

Idem pour l'entreprise à laquelle on veut apporter un oeil neuf, faire sortir de nouvelles idées : il y a une zone "proximale de développement" où l'échange sera fructueux, ou il y aura effectivement ouverture de l'esprit, apprentissage de nouvelles manières de voir le monde, etc..., et une limite de cette zone où l'entreprise se fermera, n'acceptera plus (comme un blocage culturel) des propositions ou des connaissances trop loin de cette zone.

Le travail de l'apprenant ou de l'accompagnant pour aider à apprendre en restant dans la zone proximale de développement est appelé par Vygotsky l'"échafaudage" (scaffolding). Il indique bien que pour aider il faut que l'échafaudage ne soit pas trop loin du mur de celui à qui on essaye de faire apprendre quelque chose. Cet échafaudage est une image pour représenter "le jeu de relations entre plusieurs participants collaborant à l'actualisation des ressources intérieures". Il représente aussi la stratégie et les techniques utilisées par la personne qui échafaude un apprentissage pour un groupe ou une personne.

D'un point de vue pratique, chacun et chaque entreprise a sa propre "zone proximale de développement", plus ou moins importante. Et ainsi, il sera particulièrement difficile de tenter de faire changer une organisation ou une personne si on met son échafaudage trop loin de sa zone de développement. Tous ceux qui essayent de proposer des idées ou recommandations pour faire changer quelque chose dans l'entreprise expérimentent cette situation où l'on s'aperçoit que toute tentative d'apporter au débat des idées nouvelles est accueillie par de la méfiance, des regards qui vous font comprendre que vous n'y êtes pas du tout, des moqueries, bref des "chez nous c'est pas possible !"...Et c'est vrai que dans ces cas là on aimerait bien connaître le secret pour faire de l'entreprise une entreprise apprenante.

Ce que nous dit Vygotsky, c'est que ces situations sont celles où l'on a mis son échafaudage un peu trop loin, et qu'il faut le rapprocher pour permettre d'apprendre par un vrai contact et un vrai échange entre celui qui veut transmettre et celui qui veut apprendre (et qui, dès que l'échafaudage sera plus près, se montrera beaucoup plus accueillant aux idées nouvelles, mais compatibles avec sa zone de développement, qui lui seront proposées).

Alors, bien sûr, il est tout aussi intéressant de chercher à améliorer et faire grandir cette "zone proximale de développement". Kees van der Heijden  a imaginé de nombreuses façons de s'y prendre. Par exemple en veillant à brasser des populations de style, de personnalités, d'origines, d'âges, différents. C'est en étant sensible à cette diversité qu'on assemble les meilleures équipes "apprenantes. Mais le plus important, c'est le process avec lequel sera menée la facilitation pour faire émerger les idées nouvelles et mettre en oeuvre le processu d'apprentissage. Tout le talent est aussi dans les capacités humaines et d'écoute du facilitateur qui est choisi pour aider de telles démarches.

Un bon échafaudage, pas trop loin du mur, une bonne stratégie et de bonnes techniques d'apprentissage: une bonne leçon de maçon....du solide, quoi !

Je me rappelerai de Vygotsky.

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