On pourrait penser que dans une entreprise, tout le monde a envie qu'elle soit organisée le mieux possible, et que les projets visant à modifier l'organisation sont forcément ceux qui cherchent à l'optimiser.
Lourde erreur, que seuls quelques consultants naïfs croient encore.
En fait, dans de nombreuses entreprises, l'organisation n'est absolument pas optimale, c'est même parfois un gros bordel, mais elle satisfait tellement les acteurs et managers que personne ne veut la changer.
C'est ce que Robert Holcman, professeur au CNAM, appelle, dans un article du dernier numéro de la "Revue Française de Gestion", la "dysorganisation". Il s'est inspiré de travaux de Crozier et Friedberg (in "L'acteur et le système").
La dysorganisation, ce n'est pas le dysfonctionnement (fonctionnement anormal par insuffisance ou excès), ni la désorganisation (altération grave de la structure), ni le désordre (l'inobservation de certaines règles).
Non, la dysorganisation c'est plus subtil...
Robert Holcman observe que, quand on parle de l'organisation d'une entreprise (lui, il utilise surtout l'exemple du milieu hospitalier, qu'il connaît bien) on parle en même temps de l'organisation comme structure, et de l'organisation comme processus.
Quelle que soit l'organisation, il existe toujours, dans les relations entre individus, une relation de pouvoir et une "zone d'incertitude" dans les situations de travail. En clair, mon chef me donne les instructions (c'est lui qui a le pouvoir), mais il ne me traîte pas non plus comme un pur exécutant; il me laisse de l'autonomie, ma façon de m'organiser, et un peu de place pour mes objectifs propres (mon envie de me former, d'apprendre, de me perfectionner pour progresser dans l'entreprise). C'est ça ma zone d'incertitude, qui est plus ou moins grande selon les types d'entreprises et les styles de management.
Bien sûr, dans toute organisation, les tensions apparaissent quand les luttes de pouvoir entre individus, qui veulent accroître leur marge d'autonomie, et donc la zone d'incertitude autour d'eux, conduisent à des blocages ou conflits.
D'ailleurs, il ne suffit pas de contrôler une zone d'incertitude pour s'en sortir : plus la zone d'incertitude que contrôle un individu, ou un groupe d'individus, est importante pour l'organisation, plus, bien sûr le pouvoir de ce groupe est important. Cette vision de l'entreprise me fait un peu penser à un jeu de Go, mais est trés stimulante. Comme le fait remarquer Robert Holcman :
"Quelle que soit la tâche à accomplir, aussi modeste et simple fut-elle, l'existence d'une incertitude quand à son accomplissement donnera une part de pouvoir à la personne qui en est chargée. Dans cette perspective, le pouvoir hiérarchique relève non seulement du pouvoir formel de prendre des décisions mais aussi, en raison des zones d'incertitude que chaque subordonné cherche à se ménager, du pouvoir informel de négocier l'acceptation de ces décisions".
La dysorganisation, c'est précisément ces situations où les zones d'incertitudes qui ont été mises en place, consciemment ou inconsciemment, satisfont chacun des acteurs, et leur volonté de bénéficier d'une autonomie personnelle, sans du tout optimiser l'utilisation des ressources et moyens de l'entreprise.
On pense par exemple à ces entreprises où l'on a l'impression qu'il existe un savoir-faire impossible à retranscrire dans des procédures, qui caractérise tel ou tel service, et lui permet de répondre aux urgences et problèmes, sans que les chefs de ces services, et encore moins les dirigeants, puissent parfaitement identifier et contrôler les modes de travail. On connaît tous ces directeurs financiers qui se font passer pour des génies de la prévision et du reporting, qu'on n'ose pas trop contredire, car ils se sont rendus indispensables, tiennent le système, et on serait bien ennuyé si l'on devait les remplacer par un autre.
La dysorganisation, c'est quand de telles zones protégées pullulent dans l'entreprise, faisant de l'ensemble une entreprise trés difficile à diriger, avec ses divas dans tous les coins...
Robert Holcman a observé ça dans les services des urgences des hôpitaux, et constaté combien la situation était trompeuse : il en déduit que l'organisation soignante fait exprés de susciter de l'incertitude, afin que l'organisation dirigeante ne vienne pas trop se mêler de ses affaires, et donc prendre une sorte de pouvoir sur elle.
Ces cas de conflits sont ceux qui apparaissent entre ceux qui ont une vision "managériale" de l'organisation de l'entreprise, que l'on cherche à optimiser (les managers, les patrons, pas experts de quoi que ce soit, sinon de l'art de diriger), et ceux qui défendent une vision "professionnelle", liée au métier : ceux là sont ceux qui disent au dirigeant qui cherche à les contrôler : "ne cherchez pas à comprendre, seuls les acheteurs (les comptables, les chercheurs,..) comprennent, laissez-nous travailler. En fait, c'est à une contestation de la capacité du management à les contrôler qu'on arrive.
On rencontre fréquemment ces situations dans les entreprises où s'oppose les techniciens et les managers : les managers prennent les techniciens pour des individus qui manquent un peu de recul, et les techniciens prennent les managers pour des baratineurs inutiles dont il vaut mieux se protéger grâce à une bonne zone d'incertitude...
Pour affronter ces dysorganisations, Robert Holcman nous recommande de bien connaître ce qu'il appelle "l'opinion publique professionnelle" de notre entreprise. En veillant à bien équilibre le sentiment d'appartenance professionnelle (mon métier, ma compétence), et d'appartenance institutionnelle (mon entreprise, les valeurs de l'entreprise, les objectifs de l'entreprise) chez chacun des collaborateurs, on préviendra et évitera bien des blocages.
Plus le sentiment de différenciation professionnelle sera important dans les différents secteurs de l'entreprise, plus il deviendra complexe de mener un projet d'optimisation et d'intégration de l'organisation.
On parle ici en fait de la crédibilité du dirigeant, et de sa capacité à faire vivre l'entreprise comme un corps uni, et non comme un champ de bataille permanente entre les protagonistes chacun experts dans son domaine qui refusent de coopérer avec leurs pairs.
C'est aussi cette "dysorganisation" qui mine de nombreux comités de direction, où le dialogue et la vision commune n'existent pas, et où les réunions sont des batailles de pouvoir qui se résument à des accords bilatéraux implicites : "je ne critique pas tes affaires, tu ne critiques pas les miennes, et tout va pour le mieux, à la barbe du dirigeant que l'on berne tous les deux".
Ce type de jeux, et ces risques de dysorganisation, il est bon de les connaître et de les sentir avant de se lancer naïvement dans un projet de réorganisation qui voudrait, pour le bénéfice du dirigeant, mettre la pagaille dans les zones d'incertitude que chacun s'est créé. Il est certain que les résistances qui vont apparaître seront violentes.
Alors, ceux qui ne cherchent pas trop à comprendre vont rassurer le dirigeant avec des méthodes de "gestion du changement"...Malheureusement si cette gestion du changement se limite à des exercices puérils de "communication", ou de "formation", sans comprendre les causes,l'effet sera le même que de vouloir calmer le feu en jetant de l'huile dessus.
On dit que de pouvoir nommer les problèmes est la première étape pour les résoudre. Si cela est vrai, le mot "dysorganisation" est sûrement à retenir pour ceux qui veulent contribuer à améliorer la performance des organisations.