Carnages : "Nous" et "Eux"
18 mai 2008
La religion est elle un sujet pour l'entreprise ?
Certains diront que non , bien sûr, au nom de la laïcité...Pourtant, les questions de diversité, et la montée de cette diversité dans l'entreprise, y compris sur les questions religieuses, elle existe, et ce serait faire l'autruche que de l'ignorer...
Déjà, on voit dans les entreprises des revendications plus fortes pour faire accepter le port du voile, le droit à ne pas servir de l'alcool à bord des avions, ou de ne pas servir les femmes aux terrasses de restaurant, pour ceux qui estiment que c'est contraire à leur religion islamiste...Il y a même des avocats qui se spécialisent dans ces procès d'un nouveau genre pour les dirigeants d'entreprise. Le Figaro en rapportait quelques témoignages édifiants début mai.
Et ces histoires de religion, on le voit en observant notre planète, ça n'est pas prés de se terminer, malgré tout le bien qu'on peut penser de la science et de la haute technologie pour nous faire passer le goût de cet opium...
Je viens de lire le dernier ouvrage de Régis Debray, "Un candide en Terre sainte" . Cet ouvrage, s'il en était besoin, ne peut qu'ajouter à notre pessimisme.
L'idée de départ est de repartir sur les pas du Christ en Terre sainte, et de rendre compte de ces lieux aujourd'hui...
Pour ouvrir chaque chapitre, et chaque étape du périple, Régis Debray cite un passage des Evangiles. Et puis, on passe au lieu aujourd'hui, en 2007-2008. Et là, c'est l'horreur.
Ce parcours, il fait traverser la Palestine (Gaza, Cisjordanie), la Syrie, le Liban, Israël, Jérusalem...(il y a des cartes aussi pour aider à s'y retrouver, c'est une bonne idée).
On y parle constamment des oppositions, des guerres, des carnages, qu'entraînent ces querelles de religions, les chiite, les sunnites, les chrétiens, les orthodoxes, etc...Et cela amène l'auteur, en fin de voyage, à philosopher sur le principe de séparation, de conflit permanent entre "nous"et "eux".
Comme le dit Régis Debray :
"Les religions monothéistes annoncent la fraternité et déclenchent en son nom des carnages. D'autant plus impérieusement que le donneur d'ordre, Dieu, est sur l'orbite la plus élevée et est donc plus contraignant encore qu'une loi de l'histoire ou le caprice d'un dictateur fou. L'incomparable altitude de l'autorité de référence chauffe à blanc, sans pudeur aucune, et pour ainsi dire à la loyale, notre part maudite, celle qu'implique toute toute affirmation d'identité, et qui revient toujours à afficher à l'entrée de sa rue un "riverains seulement". Que ce soit un "pas de porc ni de crevettes sur la table", un fichu sur la tête, tel jour de jeûne ou de fête et non tel autre, un autocollant sur sa vitre arrière, une barbe, une natte, une chaîne au cou, un signe de croix à droite et non à gauche, tout est bon pour leur faire voir, à eux, de quel bois on se chauffe, nous autres.
Qu'il faille un "eux" pour faire vivre un "nous" et que tout attachement émotionnel à un foyer de sens et de vie suppose qu'on se détache plus ou moins crûment de ceux qui en ont un autre, cette trivialité nous fait sourire mais les palissades que dresse un peu partout cette lapalissade nous fait grimacer."
Il nous livre ses réflexions sur cette tendance à vouloir séparer, créer des frontières, que l'on retrouve souvent, et qui explique les communautés, et qui vient de loin :
" La peau est le premier organe qui se développe chez l'embryon, pour soustraire un début de milieu interne aux bruits de fond, et "plus une fonction est précoce, plus elle a de chances d'être fondamentale". Le dedans et le dehors, pour distinguer un mien du tien, à l'odeur, à l'accent, au toucher, ne se confondent que dans la mort. Communauté est le nom qu'on donne qujourd'hui à ce nous-peau."
La description de Jérusalem et de ses quartiers qui s'ignorent et se baricadent, et des histoires de clés et de serrures, illustre bien cette réflexion. Et Régis Debray ne croit pas du tout à la disparition de ces séparations et de ces frontières. Il en fait plutôt une caractéristique de notre temps, avec laquelle nous devons vivre :
" Substituts du ventre maternel, nous ne cessons de nous fabriquer des utérus de synthèse, entre-soi sécurisants et tièdes, comme étaient jadis tribus et clans, puis Eglises et nations, et maintenant clubs sportifs, entreprises et petite famille. Tout ce qui permet de fermer les écoutilles et de rouler en boule, nous le jugeons bon et seyant. Et là où une bulle éclate ou se dégonfle, d'autres enclos prennent le relais, à caractère séculier, voire anticlérical : nations, loges, partis, associations, confréries, bandes, réseaux, amicales, et chapelles. Ce sont nos sacs amniotiques de rechange. Aprés chaque crevaison, l'affirmation de notre droit au retour en bricole un nouveau pour remplacer la poche natale : moins bien, mais mieux que rien.Il va bientôt falloir inventer une politique de l'enceinte et une morale de la frontière. Autant dire des "catastrophes", au sens de la théorie du même nom, puisque toute surface de séparation est un lieu de catastrophe. Sacrés sont les murs et redoutables les sacralités - si nous sublimons sous ce mot tout ce qui, par un bord et une limite, circonscrit une identité collective."
Intéressantes observations et réflexions pour ceux, innocents ou naïfs, mais aussi optimistes, qui s'enflamment qujourd'hui pour un "web 2.0", "l'entreprise 2.0", où tout le monde est en réseau avec tout le monde, où la copération n'a plus de frontières, les organigrammes disparaissent pour se fondre dans les projets,...Une sorte de Terre sainte internet...
Régis Debray nous rappelle combien nous sommes loin d'un "monde 2.0", bien au contraire, et la "promenade" en Terre sainte est là pour nous le faire ressentir encore plus violemment. D'autant plus paradoxal que Israël est particulièrement réputé pour être une zone d'entreprises de haute technologie et internet de grande qualité..
Il nous conseille une rééducation :
"Dure rééducation, aprés un demi-siècle passé à fumer l'opium du "sans frontières". Puisque tel est le suffixe que tout homme dans le vent accole désormais à ses titres et qualités, un peu comme Homère des yeux pers à Athéna et des doigts de rose à l'aurore".
L'entreprise 2.0 c'est pas simple...mais le monde 2.0, c'est pas gagné non plus....
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