La ronde des savoirs
24 mars 2008
Dans le monde d’aujourd’hui, c’est facile de s’informer sur plein de choses. La presse, les bibliothèques, les librairies, la télévision, et puis Internet : Google, les blogs, wikipedia,…De quoi s’en saoûler : sur n’importe quel sujet, on a l’impression qu’on peut en savoir autant que le plus grand savant.
Mais voilà, pour qui travaille dans l’entreprise, là, les choses changent.
Pas toujours facile de trouver ce qu’il y a dans la tête et l’expérience des personnes que l’on côtoie tous les jours, ou qui travaillent dans la même entreprise que nous. On va aller chercher dans le public, à l’extérieur de l’entreprise, des informations sur des sujets sur lesquels des informations plus originales et de valeur sont pourtant à côté de nous, comme la lettre volée d’Edgar Poe…
C’est le comble !
Bien sûr, ce sujet est vieux comme le monde, et tous les consultants de la terre lui doivent pas mal de chiffre d’affaires. Vu l’inefficacité de ce qui est proposé, cette source de business n’est pas près de se tarir.
Souvent, on prend le problème par la technique : mise en place de bases de données, d’espaces de stockage de multiples documents, que chacun pourra consulter. Dans le secteur des services professionnels, par exemple le consulting, que je connais bien, ça revient comme les feuilles en automne et les bourgeons au printemps : il y a toujours quelqu’un en charge du « knowledge management »…
Concrètement, les documents ainsi stockés comprennent majoritairement des choses telles que :
- des informations banales, que l’on peut trouver dans le domaine public, absolument pas différenciantes sur les compétences ou les savoirs de l’entreprise. Par exemple, des rudiments d’analyse financière ou stratégique, alors que de bonnes lectures achetées en librairie apporteraient bien plus de savoir. Pire, ces documents soi disant de synthèse sont du genre « la stratégie pour les nuls », et d’aucune utilité pour mener un travail sérieux d’analyse ou de projet ;
- des copies de documents et rapports remis à des clients : là, il s’agit souvent de documents qui ont été remis avec des commentaires oraux, et dans un contexte professionnel, qu’il est indispensable de connaître pour comprendre vraiment ce document. Résultat : ces documents donnent bonne conscience à ceux qui les ont déposés avec amour sur la base partagée, et au chef de projet « knowledge management », mais, objectivement, on ne s’en sert jamais. Où alors, on s’en sert pour téléphoner à celui qui l’a produit et lui demander de nous en parler .Et qui n’a pas trop le temps pour ça : « lis déjà le document, et puis un autre… » … »Merci, robert, je vais aller voir sur Google, ça ira aussi vite.. ».
- des informations pratiques sur les procédures de l’entreprise : comment remplir ma note de frais ? comment demander des congés ? où se trouve le service médical ? Oui, là c’est super utile, enfin , quand on arrive, parce que après, on sait tout ça par cœur. Il y aussi toute la série des « méthodologies », de « gestion de projet », d’ »analyse de marché », etc…qui n’ont d’originales que leur nom rigolo ; sinon tout le monde a les mêmes, et on se permet de ne pas les suivre trop à la lettre.
En fait si on considère que le vrai bénéfice des systèmes organisés d’échanges de savoirs porte sur les contenus correspondant à ce qui est vraiment distinctif, ultra compétitif, dans l’entreprise (ce qui fera que ce savoir, diffusé à tous, fera de l’entreprise un super champion), et bien on n’a pas grand-chose. Les informations banalisées et les informations pratiques, propriété de l’entreprise mais pas distinctives (pas facile de gagner des parts de marchés grâce à sa procédure de note de frais, ou même sa méthodologie « gestion de projet »..), constituent sinon la totalité, l’essentiel.
Pourtant, les esprits les plus éclairés n’arrêtent pas de nous dire combien les entreprises et leurs employés seraient formidables si toutes les intelligences et tous les savoirs voulaient se donner la main pour constituer une ronde de la connaissance autour du monde. Comme cela serait beau à voir, mignon à écouter, …
Lowell L.Bryan et Claudia I.Joyce, deux consultants de New York, ont sorti un ouvrage l’année dernière, « mobilizing minds – creating wealth from talent in the 21st-century organization », visant, selon une démarche proche de celle de Gary Hamel, à imaginer des processus d’organisation innovants pour les entreprises d’aujourd’hui.
Alors que Gary Hamel se focalise plutôt sur le management, ces deux auteurs adressent plutôt l’organisation. Bien qu’ils aient tous deux dans les pattes des décennies de consulting, ils nous préviennent : les idées innovantes de leur ouvrage n’ont pas encore été mises en œuvre ; cela reste à faire. C’est donc un livre de « management fiction »…Ils apportent les idées et la théorie, au lecteur d'imaginer la pratique. Ce qui ne semble pas toujours facile.
Parmi les chapitres, il y en a un sur ce qu’ils appellent « knowledge marketplaces ». Cela consiste à créer dans l’entreprise une place d’échanges de savoirs organisée comme un marché.
A lire le chapitre, il est facile de laisser courir son imagination pour concevoir ce type de places.
Comme tout marché, il y a d’abord besoin d’ »objets valables à échanger ». Cet « objet » sera qualifié de valable par l’acheteur, qui y verra une façon d’acquérir une information utile et différenciante plus vite, et moins coûteux en recherche, que par un autre moyen. Pour cela, il va falloir, non pas charger n’importe quel document sans commentaires, mais au contraire produire, pour le « vendeur », un document spécifiquement destiné à cet échange de savoir, un peu comme un article de « blog » ou pour wikipedia . On imagine bien que, déjà, cette notion de « objet valable à échanger » dans l’entreprise nécessiterait une véritable analyse, pas si facile que ça à conduire, tant la pratique usuelle consiste plutôt à stocker tout et n’importe quoi, comme un écureuil.
Autre composant important pour le marché : un mécanisme de prix. Il faut que les auteurs, apporteurs de savoirs différenciants, soient motivés par l’échange, et reçoivent donc un « prix » pour cet échange. Normalement, le prix principal est la réputation, la fierté, qui accompagnera cet échange pour lui. Cela suppose donc que les « objets » soient signés. Mais il est possible d’aller plus loin, en mettant en place des systèmes qui vont permettre aux meilleurs approvisionneurs de savoirs, ceux qui sont les plus demandés, de bénéficier de meilleures appréciations de leur performance dans l’entreprise, voire de bonus financiers résultant de la réalité des échanges, et de la satisfaction des « acheteurs » (ça fait penser à e-bay avec ses indices de confiance). Dans ce système, c’est l’entreprise, en tant qu’institution, qui bénéficie globalement de cette « ronde des savoirs » qui paye le prix, et non les « acheteurs ».
Pour compléter notre marché, il faut ajouter un autre ingrédient : un mécanisme de régulation. Il va falloir une infrastructure pour les échanges, une agora électronique. Il faut aussi pouvoir identifier les « experts » qui procureront la meilleure information et le meilleur savoir par rapport à notre recherche. Là encore, on peut s’inspirer, pour construire le référencement des experts, au système des « tags » sur internet et dans nos blogs.
On peut ajouter des standards pour mettre en forme et échanger les savoirs. Là, ça dépend de notre conception du marché, plutôt libéral, ou plutôt très régulé(comme en Chine, ou en France, où l'on n'est finalement pas si libéral que ça; on aime bien l'interventionnisme de l'Etat)…
Enfin, pour qu’un marché fonctionne bien, il faut de la compétition. L’efficacité de la « knowledge marketplace » va dépendre de la capacité à diffuser le plus largement possible dans l’entreprise les savoirs et connaissances les plus distinctifs et différenciant pour la performance de l’entreprise sur ses marchés. Mais, comme les « acheteurs » peuvent aussi trouver de nombreuses informations par de nombreux autres moyens, il va falloir que la « knowledge marketplace » délivre vraiment de bons produits. Pour qu’un marché délivre de bons produits, le marché ne connaît qu'une réponse : la compétition, la concurrence (et non l’économie planifiée comme l’a crû Staline, et comme le croient encore les fervents de la centralisation).
Il faut donc que les « producteurs de savoirs » soient motivés pour produire les contenus de la meilleure qualité possible. L’entreprise va dons créer un mécanisme pour récompenser et mettre en évidence les contributeurs les plus talentueux et les plus pertinents. Cela peut passer par une évaluation par des experts ou le senior management, ou bien par la popularité (mesurée par le nombre de téléchargements ou de consultations, ou des notes de satisfaction exprimées par les acheteurs).
Autre ingrédient : des « market facilitators » . Ce sont les « insiders » de la marketplace, ceux qui en connaissent les fonctionnements secrets et invisibles, et font constamment progresser le système avec des idées nouvelles…Ces facilitateurs vont aussi s’assurer, par exemple, que les objets ont les bons tags, les bonnes descriptions. Ils ne sont pas des « vendeurs » ou « acheteurs » du système, mais plutôt des experts en fluidité de son fonctionnement. Là encore, comme les brokers ou intermédiaires sur un marché boursier.
En fait pour faire marcher la ronde des savoirs dans l’entreprise il suffirait de s’inspirer de qui marche sur internet, e-bay, google,et sur les marchés, les plus libéraux possibles.
On avait déjà vu les dirigeants d'IBM comparer l'entreprise à un jeu vidéo collaboratif (ICI).
Maintenant on est dans le marché des savoirs comme wikipédia...
Reste à confronter tout ça à l’épreuve du feu.
Qui veut jouer le premier ?
Merci Gilles Martin d'être intervenu sur le blog de Richard (http://tinyurl.com/35sym4 )! J'avais bien lu votre note avant, mais je n'ai pas lu "Mobilizing Minds" ...
Je vous réponds sur le blog de Richard ...
Rédigé par : Carole_F | 26 mars 2008 à 20:19