Talent injuste
13 février 2008
Le mérite et le talent, on pourrait penser qu'il est évident que ça donne le droit à plus d'avantages dans la société et dans l'entreprise. Celui qui travaille bien à l'école, qui aura les meilleurs diplômes, des meilleures écoles, eh bien celui-là, normal, il fera partie de l'élite dirigeante de demain.
Tout ça c'est évident, bien sûr, pour ceux qui font précisément partie des élites en question.
Et puis il y a les autres, et là, des opinions différentes se manifestent.
C'est cette question que traitait Marcel Gauchet lundi dernier lors d'une conférence de l'Association des Journalistes Economiques et Financiers (Ajef), qui consacre son cycle cette année à une question vraiment d'actualité : "Qu'est ce qu'une société juste ?".
J'avais déjà rendu compte de la conférence de Bertrand Guillarme consacrée au mérite.
Marcel Gauchet a tenté d'expliquer ce qui s'est passé depuis la fin des années 70 dans la façon de considérer la réussite scolaire (mais il est facile d'extrapoler, et de voir dans ces tendances l'évolution du regard sur la réussite en général).
On considérait auparavant qu'il existait un idéal méritocratique qui constituait le moteur de la réussite et de la reconnaissance sociale, incarné par une notion largement partagée d'"égalité des chances". En clair, il s'agissait de donner à chaque élève des chances égales pour exprimer ses capacités et ses talents, permettant ainsi que des inégalités scolaires dûment établies viennent perturber, c'est à dire corriger, voire supprimer, des inégalités de naissance. Dans ce modèle, les supèriorités intellectuelles viennent se substituer aux inégalités sociales; elles sont admises par tous, et le système est idéal.
Eh bien, ce discours, selon Marcel Gauchet, il est mort.Il est mal vu.
Pourquoi ?
Trois ou quatre facteurs, selon lui, sont venus mettre le désordre dans ces croyances, et contribuent à ce qu'il considère comme un danger majeur pour l'éducation et la justice sociale en général.
1. Ceux qui ont bénéficié historiquement des inégalités sociales de naissance ont fini par considérer comme dangereux cet élargissement du mérite à la réussite scolaire : cette méritocratie républicaine, si on la laissait s'exprimer trop librement, et de développer, n'allait elle pas sabrer les avantages acquis de ceux qui avaient pris pour habitude de s'attribuer les places des élites ?
2.Il s'est développé un rejet du principe méritocratique scolaire en tant que principe général d'attribution de condition sociale. Des contestataires ont fait remarqué que le principe de donner les places dans les fonctions sociales à ceux qui ont eu des mérites à l'école ne coulait pas de source. En effet, la sanction des mérites scolaires s'arrête à un certain âge, et les talents dont on a besoin pour réussir socialement vont bien au-delà, voire sont complètement différents des critères utilisés par l'école. Que n'entend-t-on que réussir dans l'entreprise, dans le management des hommes, ça n'a rien à voir avec le bachotage abrutissant qui permet de réussir les examens et concours...
Et, de même qu'on avait aboli les privilèges en 1789 de ceux qui "s'étaient contentés d'être nés avec une cuillère d'argent dans la bouche", de même, une contestation est montée contre ceux qui "s'étaient contentés de réussir des examens et des concours scolaires à 25 ans".
D'où un rejet fort, ou a minima un agacement, bien relayé par les médias, de l'image sociale véhiculée par la réussite scolaire, de cette société où les plus intelligents, ces "polars", ont le droit de commander les moins intelligents, parce qu'ils n'ont pas réussi les examens en question.
3. Un individualisme nouveau s'est développé. Cet individualisme va amener l'idée qu'il faut une égalité de dignité et de considération pour tout être humain, et qu'il est pénible de considérer qu'il existerait une hiérarchisation des mérites. Dans cette approche, tout être humain est doté d'une forme spécifique de talent, et les perdants du système scolaire se sentent alors dévalués dans leur être. Cela conduit à porter un jugement trés négatif sur toutes les tentatives de classement et de hiérarchisation proposées par le principe méritocratique.
4. Une nouvelle définition de la justice sociale s'est développée, correspondant à la théorie de John Rawls : est juste l'organisation sociale qui fonctionne à l'avantage des plus faibles, celle où il n'y pas de laissé pour compte, ou tous les citoyens sont dans le jeu. D'où la hantise contemporaine de ce qui a été nommé "les phénomènes d'exclusion". D'où les propositions pour que l'école devienne le lieu d'inclusion, où l'espace scolaire est organisé pour que tout le monde avance, aux antipodes du principe de l'exclusion méritocratique. La notion de compétition est un mot sale; la seule compétition acceptable, c'est celle que l'on a avec soi-même. Un nouvel objectif de justice sociale se dégage alors, un objectif de justice sociale d'inclusion, et de dégagement des mérites personnels de chacun.
Et c'est cette convergence de facteurs que les entreprises récupèrent derrière. Là, Marcel Gauchet n'en a pas parlé, mais il est clair que ces croyances nouvelles, que l'on reconnaît effectivement dans les discours des jeunes qui arrivent et de leurs enseignants, sont trés pregnantes.
Ce que Marcel Gauchet a fait remarqué, c'est que le système éducatif est, de fait, à deux vitesses :
- d'un côté les élites, la minorité, qui ne se sont pas laissées impressionner par ces contestataires de la méritocratie, et continuent de l'entretenir, en organisant l'éducation de leurs enfants, et la gestion de la société et de ses élites sur le même principe;
- et puis, de l'autre côté, la majorité, qui est massacrée par les idéologues de cette nouvelle orientation éducative de brassage systématique et d'inclusion.
On l'a compris cette "dérive" de la pensée et de l'idéologie éducative, il n'y voit pas du tout une bonne chose. Et considère que le système qui chercherait à mélanger tout le monde pour permettre aux plus faibles de ne pas décrocher, au risque (assumé) que les meilleurs avancent un peu moins vite, rendrait malheureux tout le monde, y compris les plus faibles, arguant du principe "qu'il est toujours pire d'être pauvre dans un pays pauvre, que pauvre dans un pays riche".
D'où les confusions qui apparaissent dans les tentatives de "discrimination positive", telles les expériences menées à Sciences Po : si elles devaient s'abstenir de toute référence à une notion de mérite, elles augmenteraient l'injustice sociale. C'est d'ailleurs pourquoi ceux qui sont pour la discrimination positive ajoutent souvent "à mérite égal" : finalement on y revient.
Et puis, il est choquant pour un individu d'être ramené dans le système pour une raison de discrimination positive, étant ainsi dévalué en tant qu'individu, et seulement pris en compte au regard de son origine.
Ce que Marcel Gauchet appelle de ses voeux, c'est un retour du principe méritocratique, même si il doit se composer avec d'autres aspects, mais jamais disparaître.
Il nous a aussi mis en garde sur la confusion entre élitisme et méritocratie : la méritocratie n'est pas réservée au traitement des élites, mais concerne tous les postes. Par principe, l'école démocratique est nécessairement méritocratique.
Si ce qu'on appelle "l'ascenseur social", c'est à dire la capacité du système de permettre de s'élever socialement par son mérite, ne fonctionne plus, c'est parce que le mérite est devenu une valeur dont on se méfie, qu'on culpabilise, qu'on empêche de s'exprimer dans un système d'"inclusion", conduisant les meilleurs à fuir ces établissements éducatifs.
Par contre, il faut probablement élargir cette notion de mérite, et apprendre à considérer des facteurs plus en ligne avec les exigences de la conduite de la société aujourd'hui. Malheureusement, en concentrant les propositions et les réflexions politiques sur les histoires d'inclusion, et de corrections des inégalités par la discrimination positive, on se trompe de moyens.
On l'a compris, Marcel Gauchet trouve que la façon dont s'y prennent les politiques, quelles que soient leur camp, n'est pas la bonne.
Il est intéressant de réfléchir à ces questions à l'heure où, dans nos entreprises, privées comme publiques, on tente de développer la gestion, la détection, let a rétention des talents, en se préparant à "la guerre des talents". Il est clair que si le monde des entreprises va dans ce sens, alors que le système éducatif va dans le sens inverse, le choc qui se prépare lorsque ces générations arriveront au travail sera trés difficile.
Considérer que le talent et le mérite sont injustes, c'est le début d'une drôle de salade...
On peut en arriver à songer que, ce que l'école ne sait plus faire, ce sont peut être les entreprises qui vont devoir le faire : redonner au talent et au mérite une vraie place positive.
Mais, c'est clair, il va y avoir du boulot....
Merci Gilles pour cet intéressant compte rendu. La question, à la frontière du philosophique et de l'Institution, est complexe. Ce qui frappe, en France, c'est le système de caste qui interdit à un autodidacte de prétendre à des postes de direction importants. En Allemagne, dont les résultats industriels et commerciaux sont remarquables, de nombreux chefs d'entreprise sont issus de la base. Les études ne sont pas tout, et les étiquettes doivent pouvoir être décollées :)
Rédigé par : Marc | 14 février 2008 à 12:31
Il dit des choses intelligentes ce Marcel Gauchet...
Et quand je vois les gens qui m'entourent en MSG à la Sorbonne, je me dis que si c'est ça la future élite des entreprises, la France est vraiment mal barrée...
(mais en revanche, ça confirme l'affirmation comme quoi l'ascenseur social est bloqué !^^)
Et pour le reste, je rejoins le commentaire précédent...
Rédigé par : Antoine | 14 février 2008 à 13:32