C'est une histoire que l'on entend depuis plus de dix ans, mais qui continue aujourd'hui.
Déjà, en 1997, le sénateur Tregouët en avait fait une commission et un rapport au titre trés chic : "Des pyramides de pouvoir aux réseaux du savoir"...
Oui, le sujet, c'est les réseaux.
On nous dit que les entreprises ne peuvent plus être dirigées et managées selon des modèles hiérarchiques, et que maintenant le truc dans le coup, ce sont les réseaux. Et puis les réseaux, ce n'est pas seulement dans l'entreprise, c'est dans la société toute entière, ça traverse les entreprises, les frontières, et puis internet, et bla bla bla, c'est le web 2.0, l'entreprise 2.0...Oui, tout ça on connaît...
Pourtant, les réseaux, c'est vieux comme le monde, non ? Et cela fait tourner le monde et les entreprises depuis bien longtemps, au grand dam de certains .
C'est Saint-Simon, déjà, qui avait décripté les réseaux qui tournaient, avec leurs codes et leurs signes secrets, autour du Roi Louis XIV, et que Emmanuel Le Roy Ladurie a trés bien analysé. Selon votre influence, vous pouviez avoir un strapontin ou un tabouret; votre proximité du frère de Roi vous donnait un pouvoir officieux parfois plus important que celui d'un ministre...
Cette comédie de Versailles est encore d'actualité dans nos entreprises, et c'est vrai qu'elle dépasse les hiérarchies : il y a les réseaux des anciens de telle ou telle école, où l'ENA et l'X ont droit aux meilleurs fauteuils, et de s'asseoir auprès du Roi lors des réunions du Conseil...Ce qui compte dans ces réseaux, c'est quelque chose qui excite les puissants et ceux qui veulent le devenir depuis toujours : le pouvoir.
Pour les promotions, les privilèges, les avantages, oui, les réseaux sont à l'oeuvre. C'est une spécialité en France, et ailleurs.
Et puis, à part les écoles, d'autres réseaux se constituent de toutes sortes, ou bien on les soupçonne de se constituer et d'être influents : oui, dans les années 30 l'antisémitisme se nourissait de ce type de soupçon (encore aujourd'hui peut être même); D'autres se constituent ou sont suspectés, avec toujours autant d'occasions d'entr'aide et de passe-droits, de copinage, du moins le croît on...
Il y a les grands classiques qui font le plus fantasmer, la franc-maçonnerie, l'Opus Dei, etc...Oui, ils sont de mèche, ils trustent tout, ...
Plus anodins, il y a les réseaux dits d'"influence"...Les bons vendeurs les repèrent, ceux qu'on appelle parfois les "mazarins" : ils ne sont pas trés visibles dans la hiérarchie, mais ont l'oreille (et bien sûr on pense aussi la couche) du patron...Autant d'histoires, jamais vérifiées, qui peuplent l'imaginaire de ceux qui voient des réseaux et des influenceurs partout, d'autant plus intéressant qu'il y a des histoires sexuelles en plus.
Et, si l'on n'est pas dans ces réseaux d'influences, il reste les réseaux de contestataires : les syndicats, les râleurs, les opposants de toute nature, savent aussi trés bien se constituer leurs réseaux dans les entreprises et à l'extérieur, pour se défendre et faire entendre leurs doléances collectives...
Alors, c'est sûr, pour certains dirigeants, pour qui "les réseaux d'entreprise" c'est cette foire aux privilèges aux magouilles, et aux complots de tous ceux qui veulent mettre la pagaille, le mot réseau donne des boutons...Et ils ont du mal à imaginer leur utilité. Ils aiment bien les hiérarchies, le pouvoir de leur réseau à eux, et surtout pas ceux des autres. Bref, les réseaux ont un goût de poison.
Pourtant certains, comme chez Renault, considèrent justement que ce sont leurs réseaux informels qui font la performance de l'entreprise.
Alors, qui croire ?
C'est vrai que ce phénomène de réseaux est extraordinairement efficace parfois. Cette capacité à s'entraider, à résoudre ensemble les problèmes, à constituer les équipes qui vont bien s'entendre, on en rêverait...Surtout si l'on compare aux diffcultés à faire marcher tous ces montages complexes d'organigrammes evec des matrices, des rattachements fonctionnels et hiérarchiques, des comités, des groupes projets, des commissions, tout un tas de trucs qui se marchent sur les pieds et entrent en conflits les uns les autres.
C'est pourquoi le sujet est constamment à l'ordre du jour des plans d'actions d'amélioration de la performance, et fait frétiller les consultants...
Ce qu'essayent de faire ceux qui tentent de dompter les réseaux, souvent aussi pour casser les baronnies des hiérarchies, c'est d'officialiser des réseaux plus formels, et de mettre en oeuvre des principes de management modernes, et non des passe-droits. C'est ce que Thomson a initialisé, avec les "réseaux de management". Le but est simple : faire que ça marche aussi bien qu'un réseau spontané, mais plus surveillé, plus contrôlé. Un peu comme une tribu de chats qu'on aurait castrés, qui deviendraient ainsi plus faciles à dresser.
C'est aussi la façon de promouvoir un management plus décentralisé.
Mais il serait stupide de croire que ces réseaux plus formels vont supprimer les autres. Et puis si l'on doit choisir entre le réseau des castrés et les autres, c'est vite vu...Donc les deux types de réseaux vont co-exister. Reste à trouver la raison d'être et le bon fonctionnement des réseaux formels de management.Pour l'entreprise, mettre en oeuvre des réseaux de management c'est finalement le moyen d'empêcher les réseaux poisons de faire la loi, et de donner un vrai socle de management transversal. C'est donc pratiquement un salut. Partout où seule la hiérarchie a droit à la parole officielle, ce sont les réseaux poisons qui vont prospérer.
Rob Cross, un professeur de l'université de Virginia, a commis un ouvrage cde référence sur le sujet, " The hidden power of social networks", repris, et co-écrit avec un autre professeur, Jeanne Liedtka, dans un article de Harvard Business Review .Cet article vise à nous donner un guide pratique pour mettre en place des réseaux formels dans l'entreprise.
Il nous donne de bons conseils pour structurer des réseaux de management permettant vraiment de faire s'exprimer les talents et la créativité, et de coordonner les actions.
Ce qu'il nous encourage d'abord à faire c'est de déterminer de quels types de réseaux exactement a besoin l'entreprise pour atteindre les objectifs stratégiques qu'elle s'est fixés.
Parfois on a besoin de réseaux capables d'adresser des sujets pour lesquels les solutions sont ambiguës, et où l'on a besoin de plusieurs spécialistes ensemble trés rapidement. Ce type de réseau,que Rob Cross appelle "customized Response", il est bien connu des entreprises de conseil par exemple, où se mettent en place des "communautés de pratiques" ou "centres de compétences", pour capitaliser et faire évoluer les offres et méthodologies.
Un autre type de réseau, c'est celui où les composantes de la question à traiter sont connues, mais où l'assemblage de ces composantes et la séquence de leur utilisation dépend de chaque situation. C'est le type de réseau où les protagonistes, par exemple, s'organisent pour mener un procès ou la procédure d'une opération chirurgicale, ou coordonner le contrôle aérien.. Rob Cross appelle ça les "Modular Response".
Enfin, le dernier type de réseau, c'est celui où il s'agit de répondre à des problèmes qui sont trés connus et standardisés, ainsi que les solutions . Le réseau sert alors à mettre en relation, de manière organisée, et permanente, tous ceux qui vont contribuer à la solution. C'est le modèle des call centers, où selon la question posée, le client est mis en contact avec le bon spécialiste pour son problème. C'est aussi comme ça que s'organisent les processus de gestion des sinistres des compagnies d'assurances. C'est le système des "Routine Response". Pour être efficace, ce type de réseau doit avoir bien défini les frontières entre les contributeurs, et les éléments qui déclenchent leur participation.
Ce que nous apprend cette typologie, c'est à nous poser la question : de quels types de réseaux avons nous vraiment besoin ? Et puis, ensuite, d'adapter les règles de fonctionnement, les délégations de responsabilités, en fonction de chaque type de réponse que l'on veut apporter aux différents types de problèmes.
Si nous ne nous posons pas ce genre de questions, alors les seuls réseaux qui fonctionneront correctement seront ceux des rumeurs et des copains, les autres restant des réunionites ou des échanges de mails sans aucune efficacité .
Oui, pour que les réseaux soient autre chose que du poison, il faut y mettre un peu d'organisation,..mais pas trop non plus, car, dans ce domaine, comme dans bien d'autres dans l'entreprise, le mieux et l'ennemi du bien, et la bureaucratie n'est jamais bien loin.
Les réseaux, on n'a donc pas fini d'en parler dans nos univers professionnels et dans la société en général.