Devenir célèbres
28 décembre 2007
Vouloir que son entreprise se développe, ait la meilleure performance, le plus de croissance, être leader, que dire contre ça ?
Ce genre d'objectifs, d'ambition, c'est exactement ce qu'attendent les actionnaires, les clients, et même les employés qui tiennent à leur emploi, de toute entreprise.
Pour ça, il faut, pensent certains, des procédures, des méthodes, et, dans le reporting et les systèmes de pilotage, ce que l'on appelle "un langage commun".
C'est sûr, ça ?
Pourtant, on dit aussi que si tout le monde pense et agit pareil, vient des mêmes écoles, des mêmes formations, c'est pas bon du tout pour l'innovation, et qu'il faut au contraire de la "diversité", des équipes autonomes et responsables, etc...C'est de plus en plus à la mode comme discours ça, même si dans l'action, c'est pas toujours calé.
Alors, finalement, qui croire ?
Et si nous allions regarder à la source, dans le chapitre 11 de la Genèse, oui, dans la Bible...
C'est quoi, ce chapitre 11 ? Oui, c'est l'histoire de la Tour de Babel.
On connaît, ou on croît connaître, cette histoire.
Le début, ça parle d'une entreprise, et d'une ambition:
" Tout le monde parlait la même langue et se servait des mêmes mots."
Génial, ça, dans ce temps là, tout le monde se comprenait, parlait pareil. Le langage commun sur toute la ligne...Quel pied non ? alors qu'aujourd'hui il y a plusieurs langues...Le bon temps vraiment ...
" Partis de l'est, les hommes trouvèrent une large vallée en basse mésopotamie et s'y installèrent."
Ces hommes passent du statut de nomade à celui de sédentaires. Ils s'installent et vont bâtir quelque chose ensemble. Oui, comme des entrepreneurs qui se rencontrent, s'unissent, et fondent une entreprise...C'est le début de l'aventure, l'envie de bâtir, de développer...Toujours parfaite, cette histoire, non ?
"Ils se disent les uns aux autres : "Allons ! Au travail pour mouler les briques et les cuire au four ! " Ils utilisèrent les briques comme pierres de construction et l'asphalte comme mortier."
Là, c'est comme dans l'entreprise, un élan commun, et de l'innovation (à cette époque utiliser les briques et le l'asphalte, c'est une véritable innovation technologique par rapport à l'utilisation de pierres pour la construction). Et ce "Allons !", c'est comme le discours d'un chef qui harangue ses cadres lors du séminaire de direction. En même temps, il y a là dedans la même ambiguïté que dans nos entreprises: c'est quoi ce "nous" ? Des cadres qui sont fascinés par l'autorité du chef, ou bien des moutons anonymes à qui l'on demande de contribuer à l'ambition ? Mais, bon, continuons...
" Puis ils se dirent : " Allons ! Au travail pour bâtir une ville avec une tour dont le sommet touche au ciel ! Ainsi nous deviendrons célèbres et nous éviterons d'être dispersés sur toute la surface de la terre".
Aprés l'ambition, le projet, comme un plan stratégique d'entreprise. Une ville et une tour, un objectif extra : toucher au ciel...Tout le monde en veut, non ? Mais , ce qui frappe surtout, c'est la motivation affichée : se faire un nom, être célèbre. Quoi de mieux pour ça que de construire un édifice prestigieux ? On reconnaît bien là les ambitions affichées ou cachées de ces dirigeants qui font du développement de leur entreprise un objectif de gloire personnelle, dans laquelle l'ensemble des employés vont se fondre. C'est la fin des particularités, c'est la gloire de l'entreprise et de sa marque, le logo partout, le "ketchup dans les veines",...
Alors, pour la suite de l'histoire, jusque là impeccable, (non ?), voilà l'empêcheur de tourner en rond :
" Le Seigneur descendit du ciel pour voir la ville et la tour que les hommes bâtissaient;"
Trop fort ! Cette belle entreprise s'évertue à faire monter une tour le plus haut possible, et le Seigneur, lui, il "descent", l'air de dire que, peu importe jusqu'où les hommes vont monter, lui, il est encore plus haut, il est ailleurs, il "descent".. ça sent le roussi notre belle entreprise...
" Aprés quoi il se dit : "Eh bien, les voilà tous qui forment un peuple unique et parlent la même langue ! S'ils commencent ainsi, rien désormais ne les empêchera de réaliser tout ce qu'ils projettent."
Finalement, c'est plutôt sympa : le Seigneur reconnaît que l'entreprise a de bonnes chances de réussir. L'ambition et l'objectif sont corrects...On a eu tort de s'inquiéter...On reconnaît bien notre chef d'entreprise qui se persuade que ce qu'il fait, c'est bien.
" Allons ! Descendons mettre le désordre dans leur langage et empêchons-les de se comprendre les uns les autres".
C'est la douche, c'est le moment le plus troublant de l'histoire : Quoi ? On monte une belle entreprise, une ambition extraordinaire, des chances de réussite extrêmes, et vlan, le Seigneur vient tout mettre en l'air ...Il est taré ce type non ?
" Le Seigneur les dispersa de là sur l'ensemble de la terre, et ils durent abandonner la construction de la ville."
Et il a réussi à tout foutre en l'air. Il a mis la confusion : les hommes ne s'entendent plus, ils sont dispersés, ils ne bâtissent plus.
" Voilà pourquoi celle-ci porte le nom de Babel. C'est là, en effet, que le Seigneur a mis le désordre dans le langage des hommes et c'est à partir de là qu'il a dispersé les humains sur la terre entière."
C'est vrai que c'est troublant cette histoire de la tour de Babel, non ?
Ce que l'on en retient, c'est que tout ce qui gomme les différences, qui tente de fondre tout le monde dans un moule unique, c'est pas trés bon pour nous. L'intervention de Dieu dans cette histoire, c'est pour nous empêcher de nous enfermer dans un discours, un système de pensée, qui est tellement globalisant et identique pour tout le monde qu'il en devient totalitaire...Et l'on reconnaît bien là les caractéristiques de ce genre d'entreprises totalitaires (on pourrait d'ailleurs tirer les mêmes conclusions sur les politiques et les Etats du même style).
Finalement ce que nous dit cette histoire de tour de Babel, c'est que c'est justement en créant cette confusion, en laissant les langues, les particularités de chacun, s'exprimer, que la vie se répand et féconde toute la planète. Si l'histoire de la Tour de Babel avait marché, on ne serait peut être plus là; ils seraient tous morts peut être...L'unicité de la langue et du "langage commun", c'est la même chose que le "lavage de cerveaux", la propagande où les mots ont un seul sens, celui décidé par l'autorité suprême, par l'entreprise, et surtout son dirigeant...
Inversement, les langues différentes, les comportements différents, c'est la possibilité d'apporter des nuances, de la créativité, que ne permettrait pas ce "langage commun" si "commun" veut dire "unique".
L'histoire de la tour de Babel nous enseigne que, pour développer nos entreprises, nous n'avons pas besoin de ces discours vides et homogènes, mais de capacité de communiquer entre des personnes responsables, différentes, fragiles. C'est cette capacité à communiquer entre des gens différents qui fera que l'entreprise pourra se "disperser sur la terre entière" C'est la diversité qui nous sauvera, et permettra à l'entreprise d'innover et de se développer, en respectant l'identité de chacun...
L'histoire de la tour de Babel, et de son échec salutaire, c'est un peu l'histoire de la globalisation intelligente et féconde. Un bon message pour Noël non ?
Cela me rappelle une citation d'Elie Faure que j'aime bien, et dont j'avais parlé ICI. Un point de vue qui vient apporter encore un peu plus de subtilité à notre sujet : comment nous rapprocher grâce à nos différences. L'anti-tour de Babel...
Cette envie de relecture de ce texte de la Genèse, et mon commentaire, m'ont été inspirés par le dossier que consacre le Journal de l'Ecole de Paris, dans son numéro de novembre/décembre à "Manager les différences",
Claude Riveline, dans l'Edito de ce numéro, rappelle notamment que l'on dit que les Eskimos disposent de trente mots pour désigner la neige, tandis que les français ont un vocabulaire trés développé pour parler du vin. Si Babel existait, ces deux populations ne disposeraient probablement que de "snow" et "wine" pour échanger sur ces deux sujets.
Ce sont bien les différences qui rendent célèbres...et riches.